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flait doucement. Je le laissai dormir et continuai ma besogne. À midi, la cloche qui appelait au réfectoire le réveilla.

« Allons dîner, me dit-il ; car à rester ainsi tranquille, je finirais par m’endormir. »

Après cinq séances qui parurent un peu longues au révérend, bien que le sommeil en eût abrégé la durée, je lui remis son portrait, qu’il examina avec un plaisir évident. Certain rideau de damas sombre sur lequel il se détachait, et le fauteuil rouge et or dans lequel je l’avais assis, furent trouvés par lui d’excellent goût, bien qu’ils me parussent jurer un peu avec le vœu de pauvreté fait par les disciples de saint François.

Une séance artistique.

Deux heures après la remise de ce portrait, je réclamais de mon modèle l’exécution de sa promesse.

« Demain, à midi, tu pourras partir, me dit-il. Ta pirogue est déjà choisie ; on s’occupe des provisions qui te sont destinées, et les rameurs qui doivent te conduire à Nauta font leurs adieux à leur famille. Maintenant aurais-je oublié quelque chose, n’as-tu rien à me demander ?

— Absolument rien, padre mio, si ce n’est qu’au lieu de huit rameurs que vous m’avez offerts, vous ne m’en donniez que deux avec mon rapin Julio pour pilote. Huit hommes me rompraient la tête avec leur babil et leurs chants, et d’ailleurs consommeraient trop de vivres.

— Avec huit hommes tu eusses voyagé plus vite.

— Je tiens au contraire à voyager très-lentement ; à présent que rien ne me presse et que ceux qui m’attendaient au Para ne m’attendent plus, j’en profiterai pour aller doucement et voir les choses à mon aise.

Fiat voluntas tua,  » termina le prieur.

On ne vit pas quatre mois dans une cellule, au milieu d’une solitude et d’une paix profondes, livré à de calmes études et à des recherches intéressantes, sans que l’esprit, à défaut de cœur, ne s’attache un peu à ses quatre murs. C’est ce que j’expérimentai par moi-même. La veille encore, retenu contre mon gré à Sarayacu, la cellule que j’habitais m’était odieuse et je lui trouvais l’air sinistre d’une prison ; à présent que l’heure était venue de la quitter, je me surprenais à la regarder avec émotion, et, Dieu me pardonne, je regrettais presque de l’abandonner pour toujours.

Par suite de cette inconséquence naturelle à l’homme, j’employai la dernière journée que je passai à la Mission à revoir un à un les lieux que naguère je voulais fuir en toute hâte. Je visitai les chaumières des néophytes ; j’entrai dans la forge où se fabriquaient les dards à tortue et dans la cuisine où s’élaboraient les potages. Je n’oubliai ni l’humble église, ni le moulin à cannes, ni le parc à tortues. Quand vint le soir, j’adressai mes adieux à la brise imprégnée de musc, à la nuit, aux étoiles, aux masses sombres des forêts qui cerclaient l’horizon, aux canards huananas errants sur la place, puis quand j’eus donné un dernier regard et un souvenir aux choses qui m’avaient charmé, je rentrai chez moi et m’allongeai sur ma barbacoa où, jusqu’au matin, je ne fis qu’un somme.

En me réveillant je courus au port. J’y trouvai Julio, mon futur pilote, occupé à tresser les folioles de palmier destinées au pamacari de notre pirogue. L’honnête sexagénaire m’avoua que le petit voyage que nous allions faire ensemble lui souriait infiniment. Je connaissais assez mon vieux rapin pour savoir que l’idée de vagabonder à son aise entrait pour beaucoup dans le plaisir qu’il se promettait. L’air de la civilisation qu’autrefois il avait respiré à Lima, ne lui avait été que médiocrement favorable. Aux merveilles de la cité des Rois, il préférait l’humble couvert de ses forêts et les plages de ses rivières. Le seul produit de cette civilisation dont il ne fît pas fi était le rhum, qu’il aimait beaucoup et qu’il