sion d’événements ces indigènes jadis redoutés de leurs voisins en sont-ils venus à trembler devant eux ? C’est ce que nous ne saurions dire ; mais ce qu’un ne peut mettre en doute, c’est qu’une de ces causes futiles qui engendrent entre sauvages des haines éternelles, ayant amené une scission entre les Cachibos et leurs alliés les Schetibos, les tribus voisines ont profité de l’affaiblissement numérique des premiers pour prendre une revanche et peser à leur tour sur cette tribu qui pendant longtemps leur avait imposé son joug.
L’anthropophagie tant de fois reprochée aux Cachibos depuis leur rupture avec les Schetibos et dont il n’avait jamais été fait mention avant cette époque, cette anthropophagie qui n’est justifiée que par les on dit des riverains de ces contrées et à laquelle nous n’ajoutons foi qu’à demi, ne serait après tout, en admettant un moment qu’elle soit, que la conséquence logique des persécutions dont ces malheureux sont l’objet de la part des chrétiens et des infidèles. Traqués de toutes parts et sans moyens de subsistance, ils ont pu, poussés par la faim et s’autorisant du dicton : Ventre affamé n’a pas d’oreilles, — manger quelquefois leurs malades et leurs vieillards, quand un de leurs persécuteurs, gras et bien en point, ne leur tombait pas sous la main.
Et puis parmi tant de tribus sauvages et de nations civilisées qui jettent la pierre à ces pauvres diables en faveur desquels il nous a paru généreux de rompre une lance, quelle est celle qui peut se vanter d’être pure de leur péché et de n’avoir pas mordu dans son temps à quelque beefsteak de chair humaine ? En remontant un peu dans le cours des âges, on trouverait à ce sujet de singulières choses. Entre Dutertre et Lopez de Gomara dix historiens des plus graves, voteraient pour l’affirmative à l’égard de l’anthropophagie chez les nations américaines des siècles passés. Cook, Forster, Neuhoff, Marsden, Duclesmeur, Forest l’ont constatée chez les indigènes de l’océan Indien. Avant eux, Pline, Strabon, Porphyre l’avaient trouvée en honneur chez les Scythes et les Massagètes ; Peloutier la reprochait aux Celtes ; Cluvérius aux Germains ; Jablonski aux Arabes.
Les sacrifices humains des Gaulois, des Carthaginois, des Romains, n’étaient après tout que les restes d’une ancienne anthropophagie. Sous l’empire d’autres idées, ces peuples brûlaient ce qu’autrefois ils avaient adoré. Mais revenons à nos Gachibos.
Tapis dans l’ombre des forêts, où ils ont cherché un asile, ayant à redouter pendant le jour les coups de flèches des tribus de l’Ucayali et les coups de fusil des chrétiens du Pozuzo, ce n’est guère que la nuit qu’ils se hasardaient à quitter leurs retraites pour venir pêcher dans le Pachitea, ou recueillir sur les plages de cette rivière des œufs de tortue à l’époque de la ponte de ces animaux.
Hommes et femmes vont nus, et cette nudité dans un pays infecté de moustiques, sous-entend une succession de tortures qui rachète suffisamment à nos yeux la manie qu’on leur attribue de manger leur prochain à la croque-au-sel. Si les soins de leur subsistance les ont entraînés loin de leur demeure, et que le besoin de sommeil se fasse sentir, ces malheureux privés de moustiquaires, creusent des trous dans le sable, s’y ensevelissent jusqu’aux épaules, puis comblent légèrement ces excavations et les recouvrent de feuillage ; ainsi abrités contre le suçoir des moustiques, ils sommeillent tant bien que mal en attendant le jour. À peine a-t-il paru, qu’ils sortent de leurs trous, courent à la rivière pour se débarrasser du sable que la sueur a collé à leur corps, et après s’être débarbouillés et rafraîchis, ils rentrent précipitamment dans les bois qu’ils ne quittent plus que la nuit suivante.
Les tribus de la plaine du Sacrement, qui connaissent les habitudes des Cachibos, s’amusent à leur donner la chasse, à l’époque où la ponte des tortues attire de nuit ces Indiens sur les plages du Pachitea. Pour se rapprocher d’eux sans en être vus, Conibos, Sipibos, Schetibos suivent à la file la lisière de la forêt qui les protége de son ombre, puis arrivés par le travers d’un campement de Cachibos, ils s’éparpillent et leurs flèches pleuvent comme grêle sur l’ennemi. Devant cette brusque attaque, les Cachibos hurlant d’effroi, cherchent à gagner le couvert des bois ; mais les chasseurs s’élancent à leur poursuite et réussissent toujours à mettre la main sur un des fuyards. Si c’est une femme ou un enfant, ils l’emmènent en esclavage ; si c’est un homme, ils l’assomment sur place ou le torturent en riant. L’individu crucifié par les Schetibos de Cosiabatay, était un jouet de ce genre ; après l’avoir houspillé tout le long de la route et meurtri peut-être, ils avaient trouvé plaisant en arrivant chez eux de l’attacher à deux poteaux en croix, en souvenir du crucifix qu’ils avaient vu dans les Missions.
Le soir à six heures nous entrions à Sarayacu. Pendant mon absence le prieur avait fait choix d’un néophyte pour m’aider dans mon travail de restauration. Cet individu qu’il me présenta le lendemain, me parut âgé d’une soixantaine d’années ; il avait l’air bonasse, répondait au nom de Julio, et était le dernier des Panos[1]. Le révérend Plaza l’avait emmené autrefois à Lima et l’honorait d’une attention particulière. Au dire de son protecteur, Julio était doux comme un mouton, humble comme un chien et parlait couramment l’espagnol, le quechua et le pano, sa langue maternelle. En attendant qu’une occasion me fût offerte de mettre à l’essai le caractère et le talent de polyglotte de mon apprenti, je l’envoyai cuire du gypse, le broyer, le tamiser et en emplir une terrine.
Trois jours après je me mettais à l’œuvre. J’avais invoqué préalablement l’assistance du Saint-Esprit afin
- ↑ Nous avons donné son portrait dans notre notice sur la nation Pano.
sont à retrancher. Pour ne citer qu’un exemple entre vingt, les Callisecas et les Carapachos, dont ces géographes et, après eux, MM. Malte-Brun et Théophile Lavallée ont fait deux tribus distinctes, ne sont que des individus de la tribu des Cachibos, rencontrés autrefois par des missionnaires devant les petites rivières Calliseca et Carapacho, affluents de gauche du Pachitea.