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quart d’heure et après avoir passé successivement de la surprise à la stupéfaction et de la stupéfaction à l’horreur. L’objet en question était une croix et sur cette croix un Indien complétement nu était attaché par les pieds et les mains. Sa tête retombait sur sa poitrine et sa chevelure pendante cachait ses traits. La peau de l’individu racornie et comme grillée, adhérait aux os et en dessinait exactement la charpente. Toute la région abdominale n’était qu’une large ouverture par où les intestins et les viscères avaient été retirés. Aux déchiquetures de cette plaie béante, on reconnaissait le bec et les serres des oiseaux de proie. L’état du cadavre dont la maigreur et la dessiccation rappelaient à la fois le squelette et la momie, annonçait que la mort remontait au moins à deux mois. À quelle nation appartenait ce malheureux, de quel crime l’avait-on châtié, quels bourreaux lui avaient infligé ce supplice sans précédents dans les annales du pays ? Telles furent les questions que nous nous adressâmes devant ce gibet autour duquel une douzaine de vautours urubus, sentinelles funèbres, semblaient monter la garde. Comme aucun de nous n’y pouvait répondre, nous laissâmes sur sa croix le supplicié en nous promettant de lui creuser une fosse à notre retour et nous nous dirigeâmes vers l’embouchure du rio de Cosiabatay, à cent pas de laquelle, dans l’intérieur, se trouvait une habitation d’Indiens Schetibos.

Fac-simile d’un dessin du P. Marquès. — 21 janvier 1793 (voy. p. 216).

L’habit du P. Antonio nous valut des maîtres de ce logis un accueil cordial. Hommes et femmes s’exclamèrent joyeusement à notre vue, et après avoir baisé la main de notre compagnon, placèrent devant lui un cruchon de Mazato, un rable de singe fumé et quelques bananes. Ces Schetibos étaient, nous dirent ils, en relations d’affaires avec le prieur de Sarayacu qu’ils visitaient plusieurs fois dans l’année pour lui vendre de la salsepareille, des tortues ou de l’huile de lamantin.

À peine installés chez eux, nous leur demandâmes des renseignements sur l’homme crucifié que nous venions de voir. D’abord nous n’obtînmes d’autre réponse que des éclats de rire désordonnés, puis quand cette gaieté bruyante se fut calmée, ils nous apprirent que l’homme exposé sur l’îlot était un Cachibo qu’ils avaient capturé dans une de leurs courses et accommodé de la sorte en expiation de ses vieux péchés.