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durs et d’oignons crus. Un biscuit de Lima remplaçait le pain. Debout en face l’un de l’autre et nous servant tour à tour de la même fourchette, nous mangions à la hâte, comme deux écoliers tremblant d’être surpris. Un petit verre de tafia couronnait la séance, et chacun de nous regagnait sa cellule en s’essuyant les lèvres.

La façon dont le vénérable prieur s’y prenait pour m’inviter à ces conférences gastronomiques et m’en faire savoir le jour, était aussi simple qu’originale. Le matin du jour qu’il avait choisi, à cinq heures, en venant de dire matines et passant devant ma cellule accompagné des religieux, il tambourinait à ma porte et criait : « Eh ! Pablo, insigne paresseux, vas-tu dormir jusqu’à ce soir ? » puis il passait outre et les religieux de rire de la plaisanterie, sans se douter qu’elle était un signal convenu pour m’avertir que nous déjeunerions à huit heures précises.

Parfois Sa Révérence m’emmenait avec elle sous un prétexte de causerie et me faisait assister au bain qu’elle prenait à la nuit tombante. Sa baignoire, une cuve cerclée, remplie dès le matin d’une eau que le soleil de la journée avait chauffée au degré convenable, était placée sous un massif à quelques pas de la rivière. Le départ pour le bain offrait toujours un spectacle animé. Quatre porteurs de torches nous précédaient ; le majordome venait à notre suite portant le linge de son maître. Derrière nous se pressaient tumultueusement des néophytes des deux sexes, accourus de tous les coins du village pour prendre part à la séance balnéaire. Tandis que le prieur, complètement vêtu, s’accroupissait dans sa baignoire, les néophytes, à son exemple, entraient tout habillés dans la rivière où, pendant une demi-heure, hommes et femmes s’ébattaient avec des rires et des cris qu’on entendait jusqu’à Belen. La séance levée et après que le prieur avait changé d’habits, nous rentrions au couvent, toujours escortés par les deux sexes, qui gambadaient et ruisselaient autour de nous, comme un troupeau mythologique de tritons et de néréides.

Ces épisodes, en y joignant les rares apparitions de Cholos chrétiens, venus par le canal de Santa-Catalina, des villages de Chazuta, Balsapuerto et la Laguna pour échanger avec les missionnaires des tocuyos et des lonas[1] contre du poisson salé, du tabac en carottes et de la salsepareille, ces épisodes et ces apparitions étaient les seuls incidents qui troublassent la paisible uniformité de la vie à Sarayacu. Les Cholos commerçants dont on ne faisait aucun cas, mangeaient à la cuisine et dormaient à terre dans un angle du réfectoire. Leurs transactions commerciales opérées, ils s’en allaient comme ils étaient venus et sans que personne s’inquiétât d’eux.

Certaine après-midi, un bruit d’exclamations joyeuses auxquelles répondait la voix du prieur, retentit dans le couvent. En ce moment je travaillais dans ma cellule ; j’interrompis aussitôt ma besogne pour aller voir de quoi il s’agissait. Le P. Antonio, chef de la Mission de Tierra Blanca, venait d’arriver à Sarayacu. J’échangeai avec le nouveau venu un bonjour amical et quelques phrases de bienvenue, puis le laissant à ses affaires, j’allai me remettre au travail.

Le souper nous réunit au réfectoire. Là, nous fîmes plus ample connaissance. Après m’avoir entretenu de Florence où il était né et de Lima qu’il avait habité pendant cinq années, il me parla de la visite que lui avait faite à Tierra Blanca le comte de la Blanche-Épine et appuya sur l’antipathie que ce personnage lui avait inspirée à première vue. Le révérend Plaza et les religieux se regardèrent et sourirent à cet aveu naïf des impressions du P. Antonio.

En sortant de table, le chef apostolique de Tierra Blanca m’invita à le suivre dans sa cellule pour y continuer notre conversation. Cette cellule était située à l’extrémité du couloir contigu à l’église. Je m’assis dans un hamac que me désigna mon hôte, pendant qu’il s’asseyait lui-même sur un barbacoa qui supportait sa moustiquaire.

Durant cette visite, nous causâmes d’une foule de choses dont j’ai perdu le souvenir. En manière d’intermède, nous bûmes deux doigts de tafia. Quand nous eûmes choqué nos verres, je priai le révérend de me laisser examiner quelques bouquins jaunis que j’apercevais sur une tablette, entre un registre in-folio aux angles brisés et une liasse de papiers que les vers avaient façonnés en guipure. Les bouquins étaient des livres de piété traduits en espagnol. Je trouvai la Fleur des exemples, le Miroir de l’âme, un volume dépareillé de la Cité de Dieu de saint Augustin, etc. Le registre écorné était celui de l’état civil de Sarayacu. Les mariages, les naissances et les décès y étaient inscrits par ordre de date depuis 1791 jusqu’à 1843. À partir de cette dernière année, les pages du registre, vierges d’écriture, témoignaient que l’amour, la vie et la mort s’étaient succédé à Sarayacu sans qu’on s’en inquiétât. De ce vénérable in-folio, je passais aux paperasses rongées des vers. C’étaient des lettres écrites à diverses époques par des moines d’Ocopa à leurs compagnons de Sarayacu. À ces épîtres toutes confidentielles, étaient mêlés d’anciens journaux de Lima.

Tandis que j’inventoriais ces choses poudreuses, le P. Antonio m’apprenait que la cellule où nous étions, et qui servait de logement quand il venait à Sarayacu, servait aussi de bibliothèque et de dépôt d’archives. En sa qualité de bibliothécaire et d’archiviste et pour éviter qu’une main brouillonne ne furetât dans ses tiroirs, il ne confiait à personne la clef de cette pièce, qui, pendant onze mois de l’année, restait fermée au public.

En prenant congé de mon hôte, je lui demandai l’autorisation d’emporter chez moi pour les dépouiller à loisir, le registre de l’état civil et la correspondance des anciens missionnaires. Non-seulement cette autorisation me fut donnée, mais le P. Antonio m’offrit le concours de son expérience et de ses lumières dans

  1. Toile de coton qu’on fabrique dans plusieurs provinces du Pérou. Le tocuyo est un calicot des plus communs. La lona est une toile aussi grossière que notre toile d’emballage mais d’un issu très-blanc et très-serré.