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tuelle de les punir d’avoir oublié en partant, de mettre quelque chose dans le tronc aux aumônes. Mais je compris à temps qu’une question pareille, toute naïve qu’elle fût, allait glacer instantanément le sourire sur les lèvres du bon prieur et m’aliéner à jamais son estime ; je m’abstins donc de la lui adresser. Seulement je me dis en manière de conclusion, que si l’oubli pécuniaire de simples voyageurs comme Smith et Lowe était châtié, depuis treize ans que leur visite avait eu lieu, par le fouet satirique des néophytes, pareil oubli de la part d’un personnage aussi considérable que notre ancien compagnon de voyage, le comte de la Blanche-Épine, devait lui valoir tôt ou tard à Sarayacu, une flagellation en rapport avec sa position sociale et le chiffre élevé de la somme sur lequel on avait cru devoir compter.

La comédie de Smith et Lowe.

Le divertissement fini, les religieux rentrèrent au couvent où Je les suivis. Les néophytes après nous avoir escortés jusqu’à nos cellules, restèrent dans le réfectoire dont un vieil usage leur abandonnait la libre possession jusqu’au lendemain. Les libations, les chants, la danse et la musique s’y poursuivirent avec un tel entrain, que je ne pus fermer l’œil de la nuit.

La fête de l’Immaculée Conception, patronne de Sarayacu, qui avait précédé de quinze jours celle de Navîdad, avait été célébrée par une procession autour de l’église où se trouvaient la plupart des acteurs qu’on a vus figurer dans le divertissement de Noël. Comme cette procession avait eu lieu à huit heures du matin et qu’aucune libation de spiritueux n’avait été faite, tous les néophytes étaient convenablement recueillis et d’une tenue édifiante ; seuls les danseurs pour satisfaire aux exigences de l’antique programme, gambadaient et se trémoussaient devant l’image de la Vierge, comme les danseurs de Cuzco devant l’image du Christ des tremblements de terre, à la procession du lundi de Pâques.

L’aubade et le baise-main de la veille du nouvel an, offrirent quelques particularités assez curieuses. Le soir, à l’issue du souper, la foule des néophytes, torches et musique en tête, fit irruption dans le réfectoire pendant que nous étions encore à table. Des danseurs exécutèrent une pyrrhique dont les principales figures étaient entremêlées de claques magistrales qu’ils s’appliquaient à tour de rôle, et d’étoupes enflammées qu’ils se lançaient mutuellement au visage. Après le ballet, hommes, femmes et enfants vinrent baiser la main du révérend Plaza, en accompagnant cet acte d’une génuflexion. Les serviteurs du couvent accomplirent les derniers cette formalité. À leur tête, marchait le majordome, qui pour achever dignement l’année, s’était grisé quatre fois ce jour-là, c’est-à-dire une fois de plus qu’à son habitude. En qualité de gouverneur des domestiques, il crut devoir formuler en leur nom comme au sien quelques souhaits de circonstance, mais sa langue s’embarrassa, ses idées déjà troubles s’obscurcirent complétement et il ne put achever sa harangue. Le révérend prieur mit un terme à son embarras en le remerciant de ses bons souhaits, et l’envoyant se mettre au lit.

La journée du lendemain fut consacrée aux réjouissances. Le fifre et le tambourin résonnèrent dans toutes les maisons. Chaque famille fêtait le premier jour de la nouvelle année, et demandait au ciel que l’avenir fût semblable au passé. Vers quatre heures, et pendant que les hommes dansaient entre eux selon la coutume des indigènes de l’Ucayali, les femmes, surexcitées par la boisson, quittèrent leurs demeures, se répandirent sur la place et, réunies par groupes de douze à quinze, exécutèrent des farandoles de leur composition.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)