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bon gré mal gré le congé demandé. Muni de ce permis d’absence, qui varie de huit jours à un mois, l’individu quitte alors la Mission avec des camarades en congé comme lui, et qui, comme lui, ont abandonné à leurs femmes la conduite et les embarras du ménage. Une fois sur l’Ucayali, ces maris, redevenus garçons, remontent ou descendent dix lieues de rivière et vont s’installer sous le toit de quelque sauvage de leurs amis, où maintes fois nous avons été fort surpris de nous rencontrer avec eux. Là, débarrassés de toute contrainte, maîtres après Dieu de leurs actions, leur premier soin est de quitter leur pantalon et leur chemise et de substituer à cette livrée de la civilisation un sac d’indigène ou Tarî, dont leur garde-robe est toujours pourvue. Ainsi vêtus et la face peinturlurée comme leur hôte, ils vagabondent à sa suite, campent avec lui sur les plages ou dans les forêts, et se retrempent avec délices dans leur passé barbare. Quand approche le terme de leur congé, ils reprennent leur vêtement chrétien, consacrent deux jours à s’approvisionner de poisson et de gibier afin de ne pas arriver les mains vides, et rentrent ensuite à la Mission avec un air de candeur et d’innocence dont les religieux sont ou ne sont pas dupes.

Pendant que ces maris mènent joyeuse vie, leurs femmes, restées au logis, allaitent et soignent les enfants, filent, tissent et surveillent la plantation. Pour fêter le retour de l’époux prodigue, elles ont préparé une chicha nouvelle à laquelle elles ont donné tous leurs soins. À peine celui-ci touche-t-il au port, qu’elles accourent munies de leur hotte à frontal d’écorce pour recueillir, avec les avirons et la pagaye, le poisson et le gibier rapportés par lui. Le premier soin du voyageur en rentrant sous son toit est de s’abreuver largement de la liqueur préparée à son intention, puis, convenablement lesté, d’aller de maison en maison raconter les incidents de son odyssée.

La nomination des Varayas (alcades).

Tandis qu’à Sarayacu le type des hommes tend à se bestialiser, le type féminin s’est amélioré : il a perdu de sa laideur primitive ; les lignes se sont ennoblies, les contours se sont épurés, une expression placide nuancée de sentiment a remplacé chez les femmes cette immobilité morne et ce mélange d’égarement et de tristesse qui caractérisent le masque du sauvage péruvien.

Les lignes qui précèdent sont, en même temps que l’énoncé de la vérité pure et simple, un tribut d’hommages que nous croyons devoir payer publiquement au sexe de Sarayacu pour les aimables procédés qu’il eut toujours à notre égard. Jamais femme de la Mission, revenant de sa chacara, ne passa devant la fenêtre de notre cellule sans s’y arrêter et nous adresser en guise de bonjour un éclat de rire sonore que d’abord nous prîmes pour une moquerie, mais qu’ensuite nous reconnûmes être chez elle une manifestation naïve de l’étonnement que lui causait notre assiduité au travail, en même temps que l’expression d’un certain intérêt pour notre personne. Toute méprise à ce sujet était d’autant plus impossible, qu’après avoir examiné en détail notre individu et la décoration de notre cellule, la néophyte prenait dans sa hotte une grappe d’oranges ou un ananas et, passant son bras à travers les barreaux, envoyait rouler jusqu’à nos pieds ces dons de la Pomone américaine. Un nouvel éclat de rire accompagnait cette espièglerie. Quand le baromètre de notre humeur était fixé au beau, nous répondions à ce rire par un autre rire ; mais quand il était à la tempête, nous brusquions le dénoûment de cette pantomime en faisant les gros yeux à la néophyte ou lui tirant la langue.

Dans l’essaim de beautés rieuses qui défilèrent devant nous durant notre séjour à Sarayacu, il en est une dont le souvenir, éveillé par le portrait que nous donnons d’elle, revit chez nous dans toute sa fraîcheur. C’était