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Nous fûmes quelque temps à nous accoutumer à la vue de ces néophytes assistant à la messe avec un visage barbouillé de rouge, de noir ou de bleu, habitude païenne que les missionnaires ont tolérée ou n’ont pu détruire jusqu’à ce jour. Hommes et femmes se signant à l’Introït on frappant leur poitrine au mea culpa avec des mains peinturlurées, nous faisaient un effet singulier ; il nous semblait qu’une légion de diables avait envahi le lieu saint et s’amusait à parodier les cérémonies du culte.

Une messe à Sarayacu.

Les règlements de police établis à Sarayacu ont quelque analogie avec les premières lois promulguées à Cuzzo par l’empereur Sinchi Roca, successeur de Manco. Les différentes tribus indigènes sont classées en groupes, les groupes divisés en familles ; des Vayaras ou surveillants, au nombre de seize, sont chargés d’observer, sans en avoir l’air, ce qui se passe dans l’intérieur des ménages et d’en rendre compte à huit alcades[1], qui en réfèrent à quatre gouverneurs, lesquels font chaque soir leur rapport secret au chef de la prière. Mais les choses suivent rarement ce cours hiérarchique, et la connaissance de plus d’une faute est dérobée par le surveillant à l’alcade ou par le gouverneur au révérend Plaza.

Il suffit, pour arrêter la délation en chemin et assurer l’impunité au coupable, du don de quelques victuailles fait en cachette ou d’un verre de tafia offert à propos.

La première clause d’un contrat matrimonial entre néophytes, c’est de justifier trois mois à l’avance d’une plantation de quelque vingt mètres carrés de bananiers, de manioc, d’arachides, en état d’assurer la subsistance des consorts et de leur progéniture à venir. Dans cette plantation doivent se trouver, en outre, cinq ou six cotonniers destinés à la fabrication des tissus du ménage, des piments pour condimenter ses ragoûts, des cannes à sucre pour distiller le rhum, qui charme ses loisirs ; enfin, du rocon et du genipa pour se barbouiller le visage.

La dîme établie autrefois par les conquérants est une institution si douce et si commode pour le pouvoir, qu’après l’anéantissement de la domination espagnole et la proclamation de l’indépendance, le Pérou n’a pu se résoudre à en expurger ses coutumes. Elle y florit donc comme au temps passé, et nous la trouvons en vigueur à Sarayacu, ou le majordome la prélève sur la récolte de chaque néophyte, non pas au nom du roi, comme la chose eut lieu pendant trois siècles, mais au nom de

  1. La durée des fonctions de ces alcades est de six mois. À l’expiration de ce terme, ils remettent au prieur la vara ou bâton, attribut distinctif de leur grade. Celui-ci la donne alors à d’autres individus de son choix, après avoir reçu leur serment d’allégeance.