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après le massacre des missionnaires à Suaray, étaient venus fonder un petit village. Ana Rosa y vivait avec eux. Son intelligence, son aptitude à parler différents idiomes, lui avaient valu l’honneur sans précédent chez ces nations sauvages, d’être élevée par ses concitoyens au rang de curaca ou capitaine.

Le père Sobreviela fut accueilli avec empressement par les assassins des religieux d’Ocopa. Le Sipibo Rungato était mort dans l’intervalle et Ana Rosa, en approchant de la cinquantaine, avait dit adieu aux passions de sa jeunesse[1]. La vue d’un missionnaire qui lui rappelait son innocence passée et l’instruction religieuse qu’elle avait reçue, l’émut fortement. Elle se sentit touchée de la grâce et supplia le père Sobreviela de se fixer à Sarayacu pour faire entendre à sa tribu la parole de l’Évangile. Le missionnaire, que ses affaires rappelaient à Ocopa, ne put se rendre à sa prière, mais lui promit d’y avoir égard.

L’année suivante il envoyait à Sarayacu les pères Narciso Girbal, Barcelo el Buonaventura Marques, dont nous avons mentionné le zèle et traduit la correspondance privée dans notre notice sur les Indiens Panos. De 1791 à 1795 les Missions de l’Ucayali en général et celle de Sarayacu en particulier, eurent une phase prospère. Passé ce temps les néophytes d’origines diverses qu’on y avait réunis et qui jusque-là avaient vécu en bon accord, se brouillèrent, refusèrent de se rendre aux offices et finirent par former dans chaque Mission, autant de schismes que de tribus distinctes.

Rives de l’Ucayali.

Cette inimitié, qui allait croissant, faisait présager une catastrophe terrible et les missionnaires craignant pour leur vie, se résolurent à partir pour Ocopa.

Sur ces entrefaites, un jeune moine franciscain de Riobamba, qu’un article du Mercurio peruano, journal publié à Lima, avait instruit de la crise imminente qui menaçait les Missions de l’Ucayali, abandonna les régions de l’Équateur, descendit la rivière Napo et se produisit à Sarayacu au moment où les pères Girbal et Marques se disposaient à en sortir.

Avec cette assurance de la jeunesse qui défie le danger et se rit des obstacles, notre jeune homme qui n’était autre que le révérend Fray José Manuel Plaza, offrit aux missionnaires de se mettre à la tête de leurs Missions et de continuer à ses périls et risques de les diriger dans la bonne voie[2]

Les religieux acceptèrent sa proposition, mais n’en effectuèrent pas moins leur départ dans un prompt délai. Fray Manuel Plaza resta seul à Sarayacu, n’ayant pour faire face à la

  1. Ana Rosa mourut à Sarayacu à l’âge de soixante-quatorze ans.

    Le révérend Plaza, qui l’assista à ses derniers moments, nous dit qu’elle était bourrelée par les remords de son action passée, et s’imaginait voir des démons autour de sa couche. Elle est enterrée devant le maître autel de l’église, à quelques pas des missionnaires massacrés à Suaray, et dont les restes avaient été déposés en ce lieu par ordre du P. Sobreviela.

  2. Il n’existe d’autre biographie du révérend Fray José Manuel Plaza, qu’une courte notice publiée, en 1845, par le journal El Comercio de Lima, notice où l’inexactitude des faits et gestes du personnage s’unit, chez son panégyriste, à une ignorance complète et presque ridicule des localités.

    Nous ne disons rien du ton laudatif de ce morceau littéraire, qui dépasse l’hyperbole de cent coudées et rappelle par trop le pavé de l’ours du bon la Fontaine.

    Un portrait sérieux et raisonné de l’homme qui, pendant cinquante-un ans, a gouverné les Missions de l’Ucayali, est encore à tracer. Ce portrait, nous nous sommes promis de le tracer plus tard, non dans le cours de ce récit où il ferait longueur, ni dans le cadre étroit d’une biographie, où il n’aurait qu’un intérêt médiocre, mais dans une œuvre séparée, qui comprendra l’historique des Missions du Cerro de la Sal, du Pozuzo et du Huallaga, depuis longtemps éteintes, et celui des Missions de l’Ucayali sur le point de s’éteindre.

    Dans cette œuvre épique, véritable martyrologe, apparaîtront successivement les apôtres et les propagateurs de la foi chrétienne couchés obscurément depuis trois siècles dans le sillon qu’ils défrichaient, et dont les noms, encore inconnus à cette heure ou depuis longtemps oubliés, seront mentionnés dans notre récit. Le révérend Plaza sera un des héros de notre épopée, une des étoiles de la pléïade.

    Les documents relatifs à ce travail, dont il nous arrive de parler pour la première fois, nous coûtèrent jadis cinq ans de patientes recherches et de lectures assidues dans les bibliothèques et les archives des couvents de cette Amérique. Si nous ne l’intercalons pas aujourd’hui dans notre itinéraire, auquel il était aussi étroitement lié que le fond peut l’être à la forme, c’est que des circonstances plus fortes que notre volonté nous ont contraint de séparer le cadre du portrait, de publier nos études sur la nature avant notre appréciation raisonnée des hommes et des choses. Un jour, nous rétablirons dans son intégrité le plan primitif de cette œuvre.