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parfois dans le réfectoire à l’issue des repas, et dont le prieur et ses religieux avaient ri jusqu’aux larmes, toutes ces manifestations d’une exubérante jeunesse furent impitoyablement honnies et mises sur le compte de la insensatez et du manque de savoir-vivre. Bref, le pauvre tachydermiste, malgré son innocence ovine, fut accroché en effigie à la même branche que son patron.

Cette semaine écoulée, et la part faite à la critique, les religieux évitèrent soigneusement de prononcer des noms qu’aucun bienfait ne rappelait à leur mémoire. Durant mon séjour à Sarayacu, à Tierra-Blanca, sur divers points de la rivière Ucayali, je n’entendis donc plus parler de mes compatriotes. Il est probable que j’aurais fini par les oublier tout à fait si, en entrant dans les eaux de l’Amazone et touchant barres aux mêmes endroits qu’eux, on ne m’eût répété les propos enfiellés que M. de la Blanche-Épine avait tenus sur le compte de son rival le capitaine de frégate, auquel il paraissait avoir voué une de ces haines sublimes que le temps et l’éloignement, loin d’affaiblir, ne font que fortifier. Inutile de dire que je rétablis les faits sous leur jour véritable, en rendant à César ce qui lui revenait de droit.

Ici nous nous apercevons, bien qu’un peu tard sans doute au gré des esprits positifs à qui répugnent la fantaisie dans le voyage et les digressions dans le récit du voyageur, nous nous apercevons que d’à-compte en à-compte nous sommes parvenus à payer nos dettes et à nous libérer envers les compagnons de route que, d’Echarati à Sarayacu, le hasard nous avait donnés. Donc, maintenant que ces messieurs n’ont plus rien à nous réclamer, que nous avons tracé tant bien que mal leurs caractères, développé leurs petites passions et conduit jusqu’au dénoûment l’action à laquelle ils participaient, et nous avec eux, laissons-les regagner en paix leurs pénates d’or ou d’argile et rentrons dans notre sujet pour n’en plus sortir.

Le tableau de la Mission de Sarayacu que nous allons tracer serait pour le lecteur un travail incomplet, et peut-être incompréhensible, si nous ne le faisions précéder d’une notice explicative sur la plaine du Sacrement dans laquelle cette Mission est située. La fondation du village chrétien et de ses annexes est d’ailleurs étroitement liée à la découverte de cette partie du continent américain, elle en est comme la conséquence immédiate, et l’on ne peut parler de l’une sans que l’autre ne réclame aussitôt. Usons donc du privilége qui nous est concédé, comme à l’Asmodée de Lesage, de nous affranchir des lois du temps et de l’espace, et reportons-nous en idée à l’époque où la plaine du Sacrement, encore inconnue, n’était habitée que par la nation Pano et les tribus de sa descendance.

Cette plaine, parallélogramme irrégulier compris entre les rivières Marañon, Pachitea, Ucayali et Huallaga, fut découverte le 21 juin 1726 par deux Indiens Panataguas des Missions du Pozuzo[1]. En voyant des hauteurs du Mayro la vaste contrée dont les forêts, pareilles aux vagues d’une mer, se déroulaient jusqu’aux confins de l’horizon, ces néophytes la prirent naïvement pour une pampa llana (plaine rase), et comme le jour où ils l’apercevaient pour la première fois était celui du Corpus, ou Fête-Dieu des Espagnols, ils lui donnèrent le nom de plaine du Saint-Sacrement, ou du Sacrement qu’elle porte encore aujourd’hui.

En réalité, rien n’est moins plan que cette plaine, traversée du sud au nord par la Sierra de San-Carlos, ramification des Andes centrales, qui y détermine un faîte de partage (divortia aquarum), et après avoir envoyé huit rivières à l’Ucayali et vingt-trois au Huallaga, s’affaisse et rentre en terre aux environs de la lagune Pitirca, sous le quatrième degré de latitude. Mais le nom de plaine que reçut à première vue cette péninsule[2], ayant prévalu jusqu’à ce jour, nous continuerons de le lui donner comme tout le monde ; seulement nous ferons remarquer, et cela pour l’acquit de notre conscience, que la chaîne minérale qui traverse longitudinalement cette contrée, les quebradas et les rivières qui la sillonnent, et par suite les mouvements brusques et onduleux de ses terrains, la rapprochent de la montagne bien plus que la plaine.

Longtemps avant sa découverte à vol d’oiseau ou de ballon, la plaine du Sacrement avait été côtoyée par des missionnaires, et les grands cours d’eau qui la bornent dans les quatre aires du vent comptaient déjà sur leurs rives plusieurs Missions ; ainsi, en 1670, les pères Juan de Campos, Jose Araujo et Francisco Guttierez avaient fondé deux villages chrétiens dans la partie la plus septentrionale du Huallaga ; en 1686, le révérend Biedma, qui descendait le Pachitea et remontait l’Ucayali, avait visité successivement les Cacibos (hodie Cachibos), les Schetibos, les Conibos, les Sipibos, les Panos, et laissé chez ces naturels des traces de son voyage ; d’autres missionnaires, venus après lui, avaient continué son œuvre en fondant de nouveaux villages ou en rétablissant ceux que brûlaient, après les avoir saccagés, les Indiens barbares dans leurs invasions à main armée chez les néophytes.

De 1670 à 1756, l’œuvre de propaganda fide se poursuivit sur les points indiqués sans amener de résultats notables. En 1757, les pères Santa Rosa, Fresneda et Cabello accompagnés de trois cents néophytes des Mis-

  1. Les Missions du Pozuzo, fondées en 1712 par le P. Francisco de San José, à qui l’on doit également la fondation du collége apostolique d’Ocopa, relevaient à cette époque de la province des Douze-Apôtres de Lima où de nombreuses Missions existaient déjà depuis l’année 1631. Par suite des nouvelles divisions territoriales du Pérou, ces Missions du Pozuzo, qui ne sont aujourd’hui que de misérables pueblos, habités par la descendance des premiers néophytes, se trouvent englobées dans la province de Huanuco, et relèvent du département de Junin.
  2. Une langue de terre d’environ un degré de largeur, située entre les sources des rivières Huallaga et Pachitea rattache dans la partie du sud, la plaine du Sacrement aux versants orientaux des Andes. Ajoutons que malgré les récits des missionnaires, les comptes rendus des voyageurs et les relevés statistiques faits depuis deux siècles, cette plaine, objet des plus fantastiques hypothèses, est encore, pour la plupart des Péruviens de la Côte et de la Sierra, une prairie sans limites connues, couverte de fourrage à hauteur d’homme, et où tous les animaux rares ou féroces du globe se trouvent réunis.