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game Dios ! C’est à ne pas y croire ! — Oh ! nos seigneurs de Gènes et de Turin ont des façons plus nobles, et quand il arrive à l’un d’eux d’être hébergé dans un couvent, il ne manque pas d’en témoigner sa gratitude aux religieux par un cadeau superbe ou une riche aumône !

Comme il eût été trop long d’expliquer à Fray Hilario que les savants, avides des seules richesses de l’intellect, s’embarrassent peu de cet or que traîne après soi le vulgaire, et que mon compatriote, à supposer qu’il en possédât quelques pièces, devait les avoir consacrées à ses besoins futurs, je me bornai à lui rappeler que le comte de la Blanche-Épine s’étant présenté à Sarayacu sous le patronage immédiat du Président de la république, ce dernier ne pouvait manquer de faire approuver par les Chambres et supporter par le budget les dépenses qu’avaient occasionnées aux missionnaires le séjour de son protégé.

Mais cet argument, que je croyais devoir apaiser l’ire du religieux, fut comme une allumette imprudemment approchée d’un pétard.

« Le président, le budget ! s’écria-t-il l’œil enflammé ; mais vous parlez là comme un enfant qui ne sait ce qu’il dit. Est-ce que le Président s’occupe de nous ? est-ce que le budget nous vient en aide ? Il y a plus de dix ans qu’ils ne nous ont donné un cuartillo. Cent fois nous avons écrit pour réclamer à ce sujet ; nos lettres sont restées sans réponse. Ce n’est pas votre comte de la Blanche-Épine qui nous fera solder cet arriéré ! Ah ! nous ne sommes plus au temps des vice-rois, où le prieur de Sarayacu recevait un traitement annuel de huit mille piastres, sans compter les dons particuliers des vice-reines, les aumônes et les legs des fidèles ! Aujourd’hui, le chef de l’État, tout à ses plaisirs et à ses affaires, nous refuse le nécessaire, et voit d’un œil sec nos pauvres Missions marcher à leur ruine. Sans les quêtes que nos frères d’Ocopa font à Lima dans les maisons pieuses, nous n’aurions pas de chemises à donner a nos néophytes ; à plus forte raison de quoi nous procurer des haches, des couteaux, des verroteries pour commercer avec les Infidèles ! Nous vivons dans un triste siècle, don Pablo mio ; la foi s’est retirée des cœurs ; la religion et ses ministres ne sont plus honorés comme ils l’étaient jadis. Je n’en veux d’autre preuve que l’indifférence des Chambres à notre égard et la misère dans laquelle nous laisse végéter le gouvernement. Au reste, nous lui rendons bien dédain pour oubli, comme vous l’aurez vu par le peu de cas que nous avons fait de ce capitaine de frégate, son envoyé. À quoi bon, en effet, baiser la main qui vous châtie et se priver pour des ingrats !

Acolyte de Sarayacu.

La réflexion finale du bon moine valait un long discours ; elle eut pour effet de déboucher les avenues de mon cerveau jusqu’alors obstruées, et de me montrer l’endroit et l’envers de la politique suivie par le prieur à l’égard de mes compagnons.

Après avoir remercié le hasard qui venait de me donner si complaisamment le mot d’une énigme que je cherchais en vain depuis trois semaines, je m’en remis à lui du soin de me découvrir les secrets qu’on pouvait encore me cacher. Fray Hilario plus léger de cœur et d’esprit après la confidence qu’il m’avait faite, s’en alla bêcher le jardin et me laissa à ma besogne.

Durant huit grands jours, les caquets allèrent leur train. Tombés des hauteurs sidérales du rêve sur les tessons tranchants de la réalité, missionnaires et néophytes exhalèrent leurs plaintes avec une unanimité touchante. Il n’y eut pas jusqu’au Yankee qui, frustré dans son espérance de recevoir quelques bank-notes du noble seigneur qui parlait couramment sa langue et l’avait appelé My dear, ne se crut en droit de lancer contre lui son mot et sa pierre.

Si le chef de la Commission française fut un peu flagellé par des commensaux de Sarayacu, comme il appert des lignes qui précèdent, hâtons-nous d’ajouter qu’il ne le fut pas seul, et que l’aide naturaliste reçut sa part des étrivières. Le dégoût qu’avaient soulevé ses préparations d’animaux fut élevé à la centième puissance et les adjectifs qualificatifs manquèrent pour l’exprimer. Qu’il fût resté un jour de plus à la Mission et la peste s’y déclarait infailliblement. La gaieté, l’entrain du jeune homme que chacun avait admirés, ses grimaces comiques et les pas de danse qu’il essayait