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me forcèrent de le tenir toujours à distance respectueuse. Disons vite en passant que l’ivrognerie était le péché mignon de ce malheureux qui se grisait jusqu’à trois fois dans la même journée. Comme il rachetait ce défaut par des qualités excellentes, le prieur, dont il était le compatriote, étendait sur lui le manteau de la charité et se contentait de le qualifier d’Infeliz ou de Cochino, selon que sa vue était plus ou moins trouble, et qu’il cassait plus ou moins d’assiettes en servant à table.

Ma vie à la Mission, partagée entre le travail, les repas, les bains, les promenades, avait le calme régulier d’une horloge. De leur côté, mes compatriotes avaient arrangé la leur à leur guise et dépensaient le temps à leur façon. Le comte de la Blanche-Épine, voluptueusement couché dans un hamac, rêvassait tout le jour ; l’aide-naturaliste empaillait, empaillait, empaillait. Bien que nos cellules, dont les portes restaient constamment ouvertes, ne fussent séparées que par un étroit couloir, nous ne nous voyions guère qu’au moment des repas. En huit jours, mes relations avec le chef de la Commission française avaient atteint un degré de froid qui eût solidifié le mercure. D’un accord tacite nous nous étions affranchis de ces politesses banales qui consistent, en s’abordant, à retirer son couvre-chef et à se demander, tout en pensant à autre chose, si l’on a bien dormi ou fait de mauvais rêves. Nous allions, nous venions, nous nous croisions, nous nous coudoyions même, avec une indifférence de bon goût et sans la moindre affectation blessante de part ou d’autre. Quand par hasard nos yeux se rencontraient, leur regard mutuel était si morne, si atone, si bien dépourvu de pensée, que deux spectres, deux fantômes, deux larves, ne se fussent pas regardés autrement. Évidemment, chacun de nous était mort et bien mort pour l’autre.

Soldat de Sarayacu.

Toutefois cette mort, qu’en me tâtant le pouls, je constatais être chez moi une cessation complète de l’être, n’était chez mon noble ennemi qu’une somnolence morbide, une espèce de léthargie qui en affectait les semblants. Je fus amené à juger ainsi de la chose par les questions amicalement insidieuses de l’aide-naturaliste sur les travaux tant diurnes que nocturnes auxquels je me livrais et par l’aveu que me fit un jour le jeune homme du désir véhément qu’avait son patron d’étudier seulement pendant quelques heures la nomenclature des plantes que j’avais recueillies, ma collection de types indigènes et mon tracé orographique de la rivière Ucayali. Ce désir qui prouvait jusqu’à un certain point que le comte de la Blanche-Épine n’était pas aussi mort à l’endroit de ma personne et de mon œuvre que je me l’étais figuré, fut accueilli par moi avec tous les égards possibles. Seulement, à partir de cette heure, je contractai l’habitude, en quittant ma cellule, d’en fermer la porte à la clé et de garder la clé sur moi.

Cette précaution, dont je croyais devoir user, exaspéra si fort l’admirateur de mes travaux, qu’il intima l’ordre à son subordonné de ne plus dépasser mon seuil et de fuir tout contact avec ma personne. Le Jeune homme qui recourait souvent à mon crayon pour ses dessins d’anatomie, fut désolé de la rigueur de son patron. Mais comme en lui défendant de venir chez moi on ne m’avait pas interdit de passer chez lui, j’y vins de temps en temps croquer la charpente d’un mammifère ou l’appareil digestif d’un oiseau.

La vue de sa cellule, transformée en cabinet de dissection, eût inspiré à l’auteur de la Curée d’énergiques ïambes. Le sol en était jonché de dépouilles d’animaux de tout genre : quadrupèdes, oiseaux, sauriens, ophidiens, batraciens, qu’une

température de vingt-huit à trente degrés faisait passer rapidement de l’état de cadavre à celui de charogne. Malgré le soin de l’aide-naturaliste d’établir un courant d’air dans ce laboratoire, un bouquet violent, mélange de chair corrompue, d’ammoniaque et de camphre, vous montait au nez dès le seuil, puis une fois dedans vous prenait à la gorge et vous faisait éternuer, tousser, pleurer pendant quelques minutes.

Assis devant une table souillée de sang, d’huile et de graisse, encombrée de lambeaux de viande, de carcasses rougies et de moignons hideux, notre tachydermiste, les manches de sa chemise relevées jusqu’aux coudes, comme un boucher à l’abattoir, s’escrimait vaillamment