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Sarayacu ; mais les rochers et les menus cailloux sont inconnus à ce sol d’alluvion.

Pendant trois jours que dura son martyre, le chef de la Commission péruvienne ne quitta sa cellule que pour passer au réfectoire où la cloche nous appelait à l’heure des repas. Disons à sa louange qu’à table, malgré les ricanements du comte de la Blanche-Épine, les façons hostiles des religieux et l’affectation du majordome à ne pas le changer d’assiette, il sut composer sa physionomie et feindre une sérénité qui était loin de son esprit. Pour narguer l’ennemi et lui montrer qu’il était insensible à ses outrages, il se servit copieusement de chaque mets et mit les morceaux doubles avec un appétit stoïque auquel Zénon lui-même eût applaudi.

Comme j’étais le confident de ses pensées secrètes, le troisième jour il m’avoua que sa force morale était à bout, et que son estomac commençait à se révolter contre le dur labeur auquel il le soumettait par bravade. Déjà ses digestions étaient troublées, son chyme tournait au vinaigre, et cet état de choses persistant, une gastro-entérite allait se déclarer chez lui. Un seul moyen lui restait de conjurer le mal, c’était de faire signer son exeat par le vénérable prieur et de quitter la Mission de Sarayacu. L’idée du capitaine s’accordait assez avec mon envie d’occuper seul la cellule que nous habitions en commun et je l’engageai à hâter son exécution. Il ne prit que le temps de se donner un coup de peigne et passa chez le révérend. Cinq minutes après, il était de retour et me faisait part du résultat de sa visite. Le prieur, me dit-il, l’avait reçu comme un nègre, et tout en approuvant son projet de départ, n’avait voulu lui donner ni rameurs, ni pirogues, sous prétexte que les uns et les autres lui étaient nécessaires. Pour atténuer la dureté de ce refus, il avait offert au capitaine quelques vivres pour son voyage. En achevant, notre compagnon avait l’air perplexe et ne savait à quoi se décider. Il est vrai que le trajet qu’il avait à faire pour atteindre Lima était de nature à refroidir l’humeur la plus aventureuse. Au sortir de Sarayacu, il lui fallait longer le canal de Santa Catalina jusqu’à la Mission de ce nom, puis abandonner sa pirogue et marcher tout un jour à travers la plaine du Sacrement pour gagner Chazuta. Là, il s’embarquerait sur la rivière Yanayacu, la descendrait jusqu’à sa jonction avec le Huallaga, traverserait ce dernier cours d’eau, toucherait successivement à Moyobamba, à Chachapoyas, à Cajamarca, et franchissant deux fois la Cordillère, atteindrait enfin le port de Payta, d’où un navire le conduirait à Callao et un omnibus à Lima. C’était un voyage d’environ quatre cents lieues, et pour l’entreprendre il eût fallu quelques ressources. Or, depuis la catastrophe de Sintulini, le capitaine logeait le diable dans sa bourse, et sa garde-robe se bornait à ce qu’il avait sur le corps ; de là son trouble et sa perplexité au moment de se mettre en route.

Toutefois son hésitation fut de courte durée. Examen fait avec le lieutenant, de leur situation mutuelle et des chances qu’ils avaient de trouver en chemin des cœurs compatissants, le chef de la Commission péruvienne fixa le départ au sur lendemain. La pirogue qui les avait conduits à Sarayacu servirait à les transporter à Santa Catalina, et les deux Cholos interprètes, qu’aux termes du traité de Coribeni le capitaine devait ramener à Lima et recommander à la bienveillance du Président, ces deux Cholos seraient utilisés par lui comme rameurs. Rien ne calme l’esprit comme une décision bien arrêtée. À partir de ce moment le capitaine recouvra son ancienne verve, l’Alferez sa gaieté, et jusqu’à l’heure du coucher leur conversation ne roula que sur le bonheur de revoir la ville des Rois et de trouver en arrivant bon souper, bon gîte et le reste.

Le lendemain, pendant que le jeune homme faisait radouber la pirogue, le chef de la Commission péruvienne, resté seul avec moi, me prenait les mains d’un air attendri, et après quelques circonlocutions oratoires, me priait de lui rendre un service qui devait, disait-il, combler tous ses vœux. Comme on a rien à refuser à des compagnons qui vont vous quitter pour toujours, je priai le capitaine de s’expliquer, prêt à partager avec lui, si besoin était, les quelques chemises que le destin m’avait laissées. À ma grande surprise, le service qu’il réclamait était une copie d’un dessin que j’avais fait de lui après son naufrage à Sintulini, et qui le représentait avec son chapeau retroussé, son poncho drapé en peplum et ses pieds chaussés de savates. Non-seulement j’acquiesçai à sa demande, mais au lieu d’un croquis, je voulus faire une aquarelle ou la couleur passée des vêtements, en s’harmonisant au ton blême de la figure, devait ajouter à son expression lamentable. Pendant que je m’escrimais du pinceau, le capitaine m’apprenait que ce portrait auquel je donnais tous mes soins, serait mis par lui sous les yeux d’une beauté de sa connaissance, afin d’éveiller dans son cœur jusque-là insensible, une affectueuse pitié pour l’original. Au lieu de rire au nez de mon modèle comme c’était le cas, je le félicitai du moyen qu’il allait mettre en œuvre, et pour exciter plus sûrement dans un cœur de femme cette pitié sur laquelle il comptait, j’exagérai les cavités de la figure, j’outrai le relief des os, je mis des rides au front et j’allongeai les membres. À ce portrait, véritablement élégiaque et qu’une nature un peu tendre n’eût pu regarder sans pleurer, je joignis un couple d’Antis, de Chontaquiros et de Conibos, pour que notre ami pût offrir à la dame de ses pensées, avec son image altérée par les maux qu’il avait soufferts, le type des peuples barbares qu’il avait visités. Cette idée qui satisfaisait à la fois son amour et son amour-propre, lui parut ingénieuse, ainsi qu’il eut l’obligeance de me le dire quand je lui remis mon travail.

L’heure du départ arriva. Le capitaine, suivi de l’Alferez son fidèle Achate, se rendit au port de la Mission où je les accompagnai. Leur pirogue convenablement calfatée, était pourvue d’un pamacari neuf[1]. Les provi-

  1. Sorte de roufle ou de dais en feuillage qu’on place à l’arrière de l’embarcation, et qui sert à abriter les voyageurs du soleil et de la pluie.