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compte de la situation. En cette circonstance comme en beaucoup d’autres, le quadrumane me parut supérieur au bimane.

Pendant que le jeune homme recouvrait ses esprits et mettait un peu d’ordre dans sa toilette, le capitaine me fit part de son intention de partir sur-le-champ pour Sarayacu, sans attendre le réveil de nos compagnons. L’idée de se produire devant le préfet apostolique des Missions de l’Ucayali, à côté d’un rival splendidement vêtu, quand lui n’était couvert que de tristes guenilles, cette idée, m’avoua-t-il ingénument, blessait à la fois son amour-propre d’homme et sa dignité de savant. En achevant sa confidence, il me demanda si je voulais l’accompagner, l’humilité de ma tenue s’harmonisant assez avec la sienne, ou si je préférais me joindre à mes compatriotes pour faire avec eux mon entrée à Sarayacu. Comme la chose en soi m’était indifférente, j’annonçai à mon interlocuteur que j’étais prêt à partir avec lui, détermination qui parut le charmer. Je ne pris que le temps de réunir mes bagages, laissant aux Cholos le soin de les transporter à la Mission ; puis, quand ce fut fait, Je rejoignis le capitaine et l’Alferez, et sans mot dire nous quittâmes le campement et prîmes à travers les halliers de la plage.

Jamais aurore ne m’avait paru répandre tant de pleurs sur un paysage. Chaque feuille fléchissant sous le poids des larmes de la déesse, se vidait sur nous ou nous aspergeait au passage. Après cinq minutes de marche, nous étions mouillés comme des éponges. À cet inconvénient s’ajoutait la rencontre de sources cristallines sorties de la forêt, lesquelles, descendant de talus en talus à la façon de cascatelles, détrempaient et noyaient la glaise des sentiers qui menaçaient d’engloutir nos chaussures. L’espoir d’arriver bientôt à Sarayacu nous rendait indifférents à ces obstacles ou nous prêtait des forces pour les vaincre. Comme la Lazzara du poëte : — J’avais levé ma robe et passais les ruisseaux, — serrant de près le capitaine dont les longues jambes, pareilles aux branches d’un compas, traçaient des pas géométriques d’une grandeur inusitée. L’Alferez, alourdi par le poids de son singe roux qu’il portait à califourchon comme Énée son père Anchise, parvenait à peine à nous suivre.

Rose la blanchisseuse ; Eustache, le majordome.

Au moment où d’un élan vigoureux j’enjambais le dernier talus qui nous séparait de la lisière de la forêt, mon soulier gauche, abandonnant le pied qu’il protégeait, décrivit une parabole et alla tomber à quelques pas dans les fourrés de faux maïs qui s’ouvrirent pour le recevoir et se refermèrent sur lui. Au cri que je poussai, le capitaine de frégate s’arrêta court, et l’Alferez, témoin du fait, se mit à rire. Cependant j’étais resté appuyé sur ma jambe droite, la gauche repliée sous mon corps, et dans cette posture d’échassier je cherchais des yeux parmi cet amas de verdures mon soulier disparu. Hélas ! autant eût valu chercher une aiguille dans un palier. En toute autre circonstance, la perte de ce soulier m’eût affecté médiocrement. Depuis longtemps son talon s’était décloué, la plupart de ses coutures étaient rompues, et ce n’est que par une contraction artificielle de l’orteil que je parvenais à le maintenir à son poste. Mais au moment d’entreprendre un trajet de deux lieues sous le couvert d’une forêt embarrassée de ronces et d’épines, cette savate de rebut acquérait une valeur réelle, et il ne fallut rien moins que les exhortations philosophiques du capitaine et les railleries amicales du lieutenant pour me décider à poursuivre ma marche un pied chaussé et l’autre nu.

L’aspect des grands bois sous lesquels nous entrâmes parvint à me distraire de ma mésaventure, sans toutefois me la faire oublier. À travers un fouillis d’arbres corpulents enguirlandés de lianes, serpentait un sentier tracé depuis longtemps par les néophytes ; son sable frais et doux formait le plus moelleux tapis que je pusse souhaiter pour la plante de mon pied nu. Tout en cheminant, je relevais à droite et à gauche des végétations dont les fleurs exquises piquaient de points brillants le fond bleuâtre des fourrés ; des orobanchées, des orchis épiphytes, enroulés aux branches des arbres ou s’y suspendant par un simple fil, dressaient dans l’air leurs périanthes multicolores et capricieusement déchiquetés ; les tiges de ces fleurs bizarres, souvent longues de plus d’un mètre et si ténues qu’elles étaient