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lité de chrétiens n’empêchait pas de boire et de fraterniser avec nos rameurs infidèles.

Après deux heures de conversation, ces néophytes, sur l’ordre de leur chef, nous quittèrent pour retourner à la Mission. Le Yankee, accompagné jusqu’au rivage par le comte de la Blanche-Épine, qui lui serra la main et l’appela my dear, passa fièrement devant nous sans nous adresser un salut. Quand il eut pris place dans sa pirogue, l’équipage entonna un nouveau cantique avec accompagnement de houras et de coups de rame. Cinq minutes après, embarcation, maître et serviteurs avaient disparu.

Restés seuls, nous nous entretînmes un moment des mozos chrétiens de Sarayacu, de l’enjouement de leur humeur, de la gaieté de leurs propos et du parfum d’eau-de-vie qu’exhalait leur haleine ; puis, des qualités de ces braves gens, nous passâmes sans transition à l’impolitesse de leur prétendu capitaine, que le chef de la Commission péruvienne et son lieutenant traitaient de maroufle et de polisson — tunante y bribon, — et auquel ils se proposaient de dire son fait en arrivant à la Mission. Je laissai nos amis accabler le mécanicien de leur juste courroux et j’allai me coucher. Toutefois en posant ma tête sur le paquet de hardes qui me tenait lieu d’oreiller, je n’oubliai pas de pardonner son offense au Yankee, afin que Dieu me pardonnât quelque chose à mon tour ; puis, cette formalité chrétienne remplie et ma conscience allégée d’autant, je fermai les paupières et m’endormis dans l’attente du lendemain.

Mission de Belen.

Une froide rosée qui pénétrait ma moustiquaire me réveilla de grand matin. Je soulevai les plis du cadre d’étoffe, et passant ma tête au dehors, j’examinai le campement. Tous nos compagnons sommeillaient encore à en juger par l’immobilité de leur abri. Seul, le capitaine de frégate avait pris comme moi congé de Morphée, et mettait en même temps que moi le nez à la fenêtre. Sa bouche, déformée par un immense bâillement, fut la première chose que j’aperçus. Après nous être salués réciproquement, nous nous levâmes ; et comme aucune agitation ne se manifestait encore sous la moustiquaire de l’Alferez, contiguë à la nôtre, le chef de la Commission péruvienne, usant de son autorité, la prit par ses traverses, et, la rejetant à trois pas, exposa brusquement à la clarté du jour le jeune homme et son singe roux, couchés dans les bras l’un de l’autre. L’apparition de la lumière fut saluée par chacun des dormeurs d’une façon distincte ; l’Ateles se mit sur son séant, fit une grimace comique et se frotta vivement le museau, tandis que le lieutenant se soulevait pesamment sur un coude, roulait autour de lui des yeux effarés, et, faisant craquer successivement toutes ses jointures, cherchait à se rendre