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le Ghedem, haut de 1 200 mètres environ, énorme masse volcanique qui semble « faire le gros dos » à l’entrée de la rade, et dont Bruce, dans les planches qui accompagnent son voyage, a donné une vue des plus mal faites qu’on puisse imaginer. Il la compare à un dos de cochon, image triviale, mais exacte. Le nom qu’elle porte indique en abyssin les lieux d’asile : y en a-t-il eu jadis dans ce lieu qui ne rappelle aujourd’hui aucune idée religieuse ?

Je pris une barque et deux hommes et je me dirigeai au sud-est, par une mer d’une limpidité rare, vers une petite plage qui s’arrondissait entre deux pointes terminées par ces blocs madréporiques auxquels j’ai déjà fait allusion. Débarqué, il me fallut une bonne heure, à travers toute l’ennuyeuse et piquante famille des mimosas, pour gagner des hauteurs arides et rousses que je commençai à gravir bravement. Au bout de trois quarts d’heure j’avais atteint un pic qui pouvait avoir les deux tiers de la hauteur absolue de la montagne : mais cette cime était encore à six kilomètres au moins, et je vis tout de suite qu’à moins de coucher là-haut (ce à quoi je ne tenais pas du tout pour cause de lions possibles et d’hyènes ou de léopards probables), je devais me contenter du résultat obtenu. Je n’avais pas à me plaindre, car de ce poste j’avais une des plus belles vues qu’on puisse imaginer. À mes pieds, la plaine que je venais de parcourir, avec une basse chaîne de collines qui se détachait du mont et courait droit à la mer dans la direction du nord ; au delà, la belle rade ouverte de Massaoua, bleue, calme, reflétant dans ses eaux la ligne blanche de la cité et les choras épais des deux îles de Taoualhout et de Chekh-Saïd : la première appelée sur quelques cartes, je ne sais pourquoi, île des Français, et servant de cimetière chrétien depuis la mort du docteur Hemprich, qui y a été inhumé en 1852. La courbe élégante de la baie avait à son sommet la petite ville d’Arkiko, ancienne capitale déchue de toute la contrée, résidence patrimoniale des naïbs, qui, par bouderie, l’ont quittée pour aller habiter Aïlat.

En 1846, le gouverneur de Massaoua avait une créance d’une centaine de talaris sur le naïb d’Arkiko, et ne pouvait s’en faire payer. Cela eût encore pu se pardonner ; mais ce qui était intolérable, c’est l’orgueil insolent avec lequel ces princes indigènes traitaient les autorités de Massaoua. Un jour l’irritable naïb Hassan dit en plein divan devant le gouverneur : « Hassan règne ici comme le sultan à Stamboul et le vice-roi à Masr (le Caire) ! » À la moindre brouillerie, le naïb défendait à ses sujets d’apporter de l’eau ou des vivres à la ville. À bout de patience, le gouverneur envoya ses Arnautes, qui brûlèrent Arkiko et enlevèrent les canons turcs qui faisaient l’ornement du divan des naïbs. Restée déserte plusieurs mois, la ville fut rebâtie lentement, mais augmentée d’un mauvais fort carré où le gouverneur turc mit garnison.

Les naïbs étaient de singuliers princes : ils avaient un pied en Abyssinie, où ils possédaient et possèdent toujours dix-sept villages, dont les ont féodalement investis les anciens négus. À Arkiko et Massaoua, ils sont censés vassaux de la Porte. On peut lire dans Bruce les anxiétés risibles du naïb d’alors, à qui le vice-roi du Tigré et le gouverneur de Djedda réclamaient à la fois le serment d’allégeance. Celui de 1846 alla porter plainte à Oubié, vice-roi du Tigré, et celui-ci invita un kaïmakan à rétablir les choses dans l’ancien état. Le kaïmakan se répandit en rodomontades injurieuses, menaça de châtier le sultan des ghiaours, et continuait encore à tonner quand, le 7 janvier 1849, toute la population bédoiune de Monkoullo, Zagga, Amatreh, roula effarée vers la ville et s’y entassa au cri de : « El Kostan ghia ! voilà les chrétiens ! »

C’était l’armée abyssinienne conduite par Belatta Kokobié, l’un des généraux d’Oubié, et comptant quinze à vingt mille combattants, qui signalaient leur passage par les dévastations les plus épouvantables. Monkoullo fut saccagé : M. Degoutin, assiégé dans sa maison, capitula et fut escorté par les Abyssins jusqu’aux portes de Massaoua. La garnison d’Arkiko fut repoussée et sabrée jusqu’au pied de son fortin ; la ville, dont les six mille habitants étaient subitement montés à quinze mille qui mouraient de faim et de soif, allaient infailliblement tomber aux mains des soudards les plus pillards du monde, quand Kokobié rallia ses cavaliers et se dirigea sur les Bogos. Les Abyssins, qui avaient fait le désert autour d’eux, étaient victimes de leur imprévoyance, et c’était la famine qui les chassait vers le Nord.

Quoi qu’il en soit, la leçon ne fut pas perdue. Les autorités de Massaoua, convaincues que le négus prendra cette ville quand il le voudra, sont envers lui d’une obséquiosité qui explique assez le dédain qu’il a pour elles. En dépit du firman de la Porte qui prohibe l’exportation des armes et munitions de guerre, surtout pour l’Abyssinie, Théodore envoie sans aucun mystère ses agents acheter de la poudre à Massaoua. Quand M. Barroni mourut en Abyssinie, le négus envoya à Massaoua un messager chargé de déclarer qu’il était, lui Théodore, légataire universel du défunt, et de réclamer les marchandises (notamment la poudre et les fusils) entassés dans ses magasins. Ballotté de l’un à l’autre, le messager finit par recevoir le conseil de s’adresser à moi. Il aima mieux, et pour cause, retourner à Gondar les mains vides.

Je continue à décrire le panorama du Ghedem. À droite, la vue s’étendait, par delà la baie célèbre d’Adulis, jusqu’à une longue péninsule composée de petits plateaux bas, et appelée Bouri : les cartes anglaises l’appellent Hurtoo, nom que je ne connais pas et qui rappelle peut-être celui des Hazorta, tribu de Danakil répandue dans cette presqu’île et de là jusqu’au pied des monts Abyssins.

Mais ce qui attirait principalement mon attention, c’était, à l’extrémité nord-ouest de Bouri, une longue île étranglée, composée de douze à quinze sommets volcaniques et contrastant vigoureusement par sa structure avec les côtes plates et madréporiques qui l’avoisinaient. Cette île n’est autre que Dessi, la Dissée des