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plus sage des rois. Rüppel et Heuglin prétendent la trouver à Massaoua, à un ou deux kilomètres de la ville actuelle, du côté de Gherar. Rüppel décrit avec précision une sorte de crypte chrétienne-byzantine qui, pour lui, est Saba. J’ai très-bien retrouvé sa crypte, qui m’a semblé être tout aussi bien une citerne, et où les plantes parasites ont si bien prospéré, que je n’y ai vu absolument rien de ce qu’a décrit l’éminent voyageur. J’ai pour sa véracité un respect trop sincère pour le soupçonner d’avoir inventé les chapiteaux et les ornements dont il parle. Quant aux antiquités chrétiennes dont parle M. Heuglin, et qu’il place, à ce que j’ai compris, à quinze cents ou deux mille mètres de là vers le nord-est, du côté de Dahliya, je crains bien qu’il n’y en ait jamais eu de trace.

Les monuments de l’île se réduisent à une douzaine d’édifices religieux, dont une mosquée, d’un caractère assez remarquable, qui est probablement celle où les Portugais, vers 1520, firent célébrer la messe après avoir expulsé les musulmans de Massaoua (qu’ils appellent Matzua). Ce n’étaient que représailles fort concevables, car les musulmans eux-mêmes avaient enlevé ce sanctuaire au christianisme abyssin. Une chose curieuse à lire dans Alvarez, c’est le détail de la visite que fit aux nouveaux auxiliaires de l’Abyssinie le baharnagas (préfet des provinces maritimes), les avances que lui firent candidement les Portugais, la roideur diplomatique avec laquelle elles furent reçues de ce petit prince féodal à qui, en somme, ces étrangers rendaient la meilleure part de sa principauté envahie par les infidèles. Il semble voir, sur une échelle bien inférieure, Léopold d’Autriche discutant froidement avec ses hofrath de quelle façon il recevrait son sauveur Sobieski. Les Abyssins n’ont pas changé depuis trois siècles et demi.

Porteuse d’eau. — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

La colonie la plus originale de Massaoua, la plus importante peut-être commercialement parlant, ce sont les Banians, ce corps fameux de marchands indous qui, depuis des siècles, mènent le commerce de la mer Rouge, en attendant le moment redouté où l’ouverture du nouveau fleuve (Bahr djedid, nom populaire du canal de Suez), leur amènera des concurrents qu’ils redoutent fort. Le quartier banian est celui qu’on laisse sur sa droite en débarquant à la place de la Douane et gagnant directement le bazar. Il n’a aucune animation, car toutes les boutiques sont au souk, et le quartier dont je parle ne montre au passant, à toute heure du jour, que des angarebs placés le long des murs et où reposent mollement de grands beaux hommes un peu portés à l’obésité, demi-nus, tête rasée, mince moustache noire, yeux d’un noir superbe dans un visage jaune quelque peu féminisé ; c’est à se croire dans une rue de Delhi ou de Bombay. Quand le Banian sort, il porte un riche turban en tulipe, rouge brodé d’or ou de soie jaune, une lourde chaîne d’argent autour des reins.

La dévotion méticuleuse des Banians est quelque chose de fort original. Il paraît que leur religion leur défend non-seulement de manger de la viande, mais même tout ce qui a pu toucher à une viande quelconque. Il y a dix mois, le P. Delmonte, procureur de la mission lazariste de Massaoua, reçut communication d’une requête qu’ils avaient fort gravement adressée au gouverneur au sujet de leur citerne, voisine de la mission. Ils se plaignaient que les chiens des lazaristes emportaient quelque fois de la cuisine des os qu’ils allaient ronger non loin de la citerne ; que (suivez le raisonnement), lorsqu’il pleuvait, les eaux qui avaient mouillé ces os, où avait jadis adhéré de la viande, pouvaient couler dans la citerne, ce qui les exposait à transgresser leur foi en buvant une eau impure. Le gouverneur, en bon Turc fort indifférent à tout ce qui n’est pas l’islamisme, avait sans doute dit entre ses dents : « Ak domous, kara domous, domoustar var » (un cochon blanc, un cochon noir, cela