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supérieure de veiller à la répartition de cette somme, et je fis appeler à Keren les principaux choumaglié de ce village et de ceux d’Ona, Tantarwa, Achala, Djoufa et Deghi, qui avaient plus ou moins souffert. La répartition fut faite sur listes individuelles, à raison d’un talari un quart (six francs cinquante centimes) pour chaque vache volée ; la publicité donnée à l’opération rendait les fraudes impossibles.

Ce fut l’occasion de fantasias et de fêtes bruyantes, et de belles chansons furent improvisées en mon honneur ; j’en eus pour dix-sept mille francs. J’ai regret de ne pas en avoir conservé de traduction. Je dus être comparé à je ne sais plus quoi, à une pluie bienfaisante ; la pluie d’or probablement, — avec Danaé en moins.

Contre-forts de l’Hamazène. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

J’ai parlé de poésie ; les Bogos, comme tous les peuples barbares, sont très-portés à l’improvisation, que facilitent singulièrement la douceur et la souplesse de leur langue harmonieuse. On ne connaît, en fait de spécimens de leur verve, que de courts refrains chantés aux funérailles, et qui sont moins des chants que des sortes d’interjections, partant d’elles-mêmes d’un cœur brisé de mère ou de fille. On ne peut refuser un vrai sentiment poétique à ces deux distiques que je cite au hasard. Le premier a été composé par un jeune garçon :

L’aigle (de la mort) t’a emporté :
Où t’avait-il rencontré ?

L’autre est pour une toute jeune fille :

La gazelle se rafraîchit à la brise du matin
Et boit à pleins poumons l’air de la montagne[1].

Je restai quelques jours à Keren, ne perdant aucune occasion de courir les environs et de faire des ascensions de montagnes. Cela me procurait quelquefois de singulières rencontres. J’avais fait un jour l’ascension du Lalamba, belle montagne en pyramide que l’on voit à droite du dessin où j’ai figuré Mogarèh (p. 135). J’y avais dessiné un fort beau dolmen naturel composé de trois pierres seulement (nos dolmens, dits celtiques, en ont ordinairement quatre), et relevé le plan de la plaine de Ouasentet, malgré les croassements d’un corbeau qui était venu se poser à côté de moi, et après m’avoir regardé quelque temps avec une sorte d’étonnement scandalisé, m’avait assourdi de ses cris d’alarme destinés évidemment à protester contre l’invasion inusitée de sa montagne. Je descendais las et préoccupé, quand, au moment de poser le pied sur une sorte de branche morte couchée dans les hautes herbes desséchées, mon

  1. Trad. de W. Munzinger.