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XII

Malheurs récents des Bogos. — Invasion de 1854. — Intervention et réparations. — Le bœuf Apis et ses calembourgs. — Pour dix-sept mille francs de poésie. — Chant bogos. — Incidents. — Un dolmen. — Un serpent. — Histoire d’un consul et d’un léopard. — Mes Abyssiniennes ne veulent pas être enlevées. — Vols d’enfants.

Placé à cheval sur la route de Khartoum à Massaoua, les Sennaheit devaient tenter la cupidité des beys égyptiens de la frontière, principalement de celui de Taka. En 1850, un de ces beys, homme d’ailleurs capable et énergique, mais connu par sa haine fanatique pour tous les chrétiens, Elias-Bey, envahit à l’improviste le pays des Bogos ; ceux-ci, avertis, eurent le temps de se sauver derrière Ainsaba avec leur bétail. Elias poussa jusqu’à Ouasentet, village de la tribu Bedjouk, à quatre lieues de Keren : il n’y trouva que quelques vieilles femmes qu’il fit lâchement assassiner. Il voulait attaquer les Mensa, dont les premiers campements étaient à quatre ou cinq heures de là ; mais un guide, qui peut-être voulait sauver ces montagnards, persuada au bey (lequel n’était pas plus géographe que tous ses confrères) que les Mensa étaient à huit journées de marche de là, et Elias retourna à Kassala. Le salut des Bedjouk avait tenu à une circonstance qui peint bien l’officier égyptien. Le bey, en arrivant à l’Ainsaba, avait fait tirer le canon pour « démoraliser » les pasteurs qu’il voulait surprendre et que, sans cette belle précaution, il eût infailliblement attrapés au gîte.

En 1854 eut lieu la seconde invasion quia laissé chez les Bogos de si lugubres souvenirs. En pleine paix, un turc sauvage qui commandait à Kassala, Khosrew-bey, réunit à ses réguliers tous les bandits du Barka et du Gach, et vint lancer toute cette troupe sur le Sennaheit. On monta à l’assaut du plateau par les deux passes qui y mènent, Incometri et Goaga, de sorte que les Bogos, qui avaient alors leur principal village à Mogareh (une heure de Keren), furent pris d’un coup de filet, eurent 50 hommes tués en combattant, Mogareh brûlé, 380 captifs (femmes et enfants pour la plupart), enlevés avec une soixantaine de moktas ; puis les bandits rentrèrent en hâte chez eux. M. Stella était absent ; il arriva le lendemain à Keren, recueillit à la hâte les informations des montagnards dérobés, courut à Kassala et réclama énergiquement réparation à Khosrew. Celui-ci refusa grossièrement de reconnaître un caractère officiel au prêtre lazariste ; en outre, il lui déclara que tous les chrétiens de Sennaheit étaient des acîn (des rebelles) que l’Égypte avait le droit et la ferme intention de soumettre. M. Stella s’adressa alors aux consuls de France et d’Angleterre. Ce dernier était M. Plowden, homme d’une énergie et d’une intelligence politique extrêmement remarquable, et qui vit là une excellente occasion de relever aux yeux des chrétiens et des musulmans de l’est-Afrique le prestige de l’Angleterre. Il alla lui-même à Kassala, parla très-haut, n’obtint rien, se rendit à Alexandrie, porteur d’une adresse des Bogos à la reine d’Angleterre, trouva un appui énergique dans le consul général de France, M. Sabatier, et justice éclatante fut enfin obtenue. Khosrew fut destitué ; ordre fut envoyé de rendre les captifs. 380 furent mis en liberté immédiate ; mais une dixaine avaient été, pour dépister les recherches et les réclamations, dirigés sur Djedda, le grand entrepôt de la traite dans la mer Rouge, cité renommée par deux choses qui, d’après mon expérience personnelle, sont inséparables : un fanatisme musulman exalté et une immoralité abjecte. Les dix ou douze restants étaient éparpillés dans les harems de Kassala ou des environs.

Alors commença une chasse qui, depuis huit ans, fait l’humiliation et le désespoir des bons propriétaires de Kassala. M. Stella s’y rend tous les ans, écoute, épie, et à chaque visite il déniche, réclame et ramène quelque traînard que le divan n’ose pas lui refuser. Il y eut des scènes bouffonnes. Mallem Todros (le coquin copte ci-dessus nommé, que M. Stella appelait plaisamment le bœuf Apis, à cause de ses énormes yeux saillants) avait caché deux fillettes dans son harem ; son voisin Kotzika, gendre du Mallem Ghirghis, lui joua le bon tour de le dénoncer. Les petites filles furent rendues, et Todros, dans son dépit, ne trouva rien de plus spirituel que de faire briser à coups de pierres les croisées de Ghirghis. Inde iræ, et, entre ces deux graves personnages, série de procès que Stella est parvenu à concilier.

Quand je passai à Kassala, je réclamai cinq esclaves qui restaient encore à rendre ; le divan ne m’en laissa emmener que deux, et souleva des difficultés absurdes pour retenir les trois autres, — que je me suis bien juré de ravoir, dussé-je plaider pendant dix ans et fatiguer trois gouvernements de mes réclamations. J’allai, un soir, accompagné de Stella, voir Todros, que je trouvai parfaitement ivre, et qui nous invita gracieusement à faire comme lui. Puis se tournant vers Stella : « Qu’est ceci, abouna ? lui dit-il ; vous pillez le pays (enta harab el beled) toutes les fois que vous passez. » — « Adressez-vous au consul, répliqua modestement M. Stella, je ne suis qu’un pauvre missionnaire. » — « Laissez-moi tranquille avec votre consul, dit l’ivrogne ; c’est un galant homme qui n’a aucune raison de nous faire de la peine, et qui ne fait ceci que pour vous obliger. » Todros, par parenthèse, était un homme d’esprit, qui filait supérieurement le calembour arabe ; il avait, je crois, dans un voyage récent en Abyssinie, présenté des comptes d’une haute fantaisie à Théodore II, qui ne prend pas ces choses aussi philosophiquement que le divan égyptien, et qui avait mis le fripon aux fers. Todros, à Kassala, me parlait amèrement de son homonyme couronné, et disait de lui : mouch negus, neghis (ce n’est pas un empereur, c’est une canaille).

Je reviens à l’affaire des restitutions. Les consuls généraux de France, MM. Sabatier et de Beauval, après avoir laissé quelque temps dormir la question, réclamèrent et obtinrent du gouvernement égyptien une indemnité de 17 000 fr., représentant à peu près le tiers de la valeur du bétail volé. Je fus chargé par autorité