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montions à chaque journée de marche de cinquante mètres en moyenne. À deux heures, la chaleur étant un peu tombée, nous commençâmes à gravir le plateau des Bogos par un chemin en escalier qui part de Goaga, et monte au pied du mont Fellestok à travers des entassements confus de granit et des arbres épineux de toutes sortes.

Plaine de Mogarèh et mont Lalamba. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. Lejean.

Nous fîmes une halte sur le petit plateau de Djanfa, qui se présente le premier, et où nous trouvâmes sur notre gauche une source que la tradition a baptisée du nom de puits des Barea. Ces noirs ont, dit-on, précédé les habitants actuels du Sennaheit dans la possession de cette terre ; et, du reste, tout ce qui a par-là quelque vestige d’antiquité y est attribué aux Barea, comme en France on attribue tout à César, en Valachie à Trajan, et en Turquie aux Génois. Il n’était pas quatre heures quand je tournai le pied d’une superbe montagne appelée Zevan ou Zebhan, qui se dresse dans un pittoresque et superbe isolement. Le froid, résultat naturel d’une ascension de cinq cents mètres d’altitude, commençait à me gagner, et je fus heureux de voir se développer sous mes yeux les deux cents maisons en chaume du gros village de Keren, résidence du P. Stella, et terme momentané de mon voyage. Quelques beaux jeunes garçons au teint foncé, à l’air fier et un peu sauvage, vinrent silencieusement nous baiser la main qu’ils portaient ensuite à leur front, puis partirent en courant pour annoncer notre arrivée au village. Dix minutes après, toute la population masculine s’empressait autour de nous avec des paroles de bienvenue ; les quelques fusils que possédait la commune furent déchargés en notre honneur ; les femmes poussèrent le long cri aigu et perlé qui est commun à toute l’Afrique du Nord (le zararit). Je jouissais de cette fantasia spontanée qui prouvait la popularité méritée dont le P. Stella jouit dans cette agreste et intéressante contrée.


XI

Les Bogos. — Légendes : Guevra Terké. — État actuel. — Coutumes particulières. — Prix du sang. — Christianisme. — Le P. Stella. — Son histoire. — Son apostolat.

Les Bogos ou Mogos (dont Keren est la capitale) n’habitent le Sennaheit que depuis quatre siècles environ. Ils viennent du fond du Lasta, province montagneuse de l’Abyssinie centrale, et appartiennent à la race montagnarde et belliqueuse des Agau, qui sont les aborigènes de l’Abyssinie. Leur père, Guevra Terké, eut le malheur de tuer son frère ou un de ses plus proches parents, et pour éviter le sang (la vendetta), il dut émigrer en toute hâte avec ses deux fils, Seguina et Korsokor. Il y a sur cette fuite une autre légende qui a un caractère tout biblique, et qui a été évidemment composée de lambeaux des histoires de Jacob et de Joseph. D’après cette légende, Guevra Terké, qui était jeune, brave et beau, eut le malheur de plaire à une jeune favorite de son vieux père, et en s’éloignant de cette belle esclave avec la dignité d’Hippolyte, il s’en fit une ennemie mortelle. Elle profita de ce que le père de Terké était aveugle et Terké velu pour jouer à ce dernier exactement le même tour que Rébecca joua à Ésaü au sujet de la bénédiction paternelle. Terké, déshérité au profit de son jeune frère, ne réclama pas et émigra. Cette histoire ne mérite aucun crédit : d’abord parce qu’elle est un pastiche évident ; puis, parce qu’elle pèche par la base même. Il se peut qu’il y ait des hommes velus en Abyssinie ; mais, pour ma part, je n’en ai jamais vu.

Actuellement, les Bogos (qui se nomment eux-mêmes Bilèn, et qui parlent un dialecte de la langue agau) comptent dix-huit mille âmes réparties dans dix-sept villages des deux côtés du fleuve Ainsaba. Ils sont divisés en deux fractions qui tirent leur nom des deux fils