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dire le beau pays par excellence : emphase qui a quelque chose de touchant, car il révèle chez ces sobres montagnards un amour profond d’une patrie qui n’est pas toujours pour eux une mère bien généreuse. Toutefois, si le Sennaheit ne peut soutenir la comparaison avec l’Abyssinie, dont il forme le gradin inférieur (700 mètres environ au-dessus du Barka, 800 au-dessous de l’Hamazène), il n’en est pas moins infiniment supérieur sous tous les rapports aux plus curieuses parties de la Nubie, et je n’ai pas eu peine à comprendre l’engouement subit dont il a été l’objet. Déjà il avait été visité par divers missionnaires Lazaristes, par un jeune voyageur suisse, M. Werner Munzinger, qui l’a pris pour patrie adoptive, et par le consul britannique, M. Plowden, quand en 1858, un voyageur français, en quête de belles chasses à l’éléphant, M. A. de Courval, le traversa à fond, en leva la carte, et en publia une notice élogieuse et bien faite qui, coïncidant avec une bonne monographie de M. Munzinger, mit tout à fait les Bogos à la mode. En 1862, le duc Ernest de Saxe-Gotha, désireux de chasser la panthère et le lion aux bords fiévreux de l’Ainsaba, vint s’établir à Keren avec sa petite cour, et ce voyage, qui faillit coûter la vie à la duchesse et à quelques-unes de ses dames d’honneur, éprouvées par des fièvres redoutables, a valu au monde lettré une publication luxueuse et assez intéressante pour tenter peut-être de nouveaux explorateurs. J’ai pu constater que la visite princière, qui s’est traduite pour les Bogos en une pluie de talaris, n’a pas eu chez ces pasteurs, encore primitifs, le désastreux effet des générosités imprévoyantes de Mlle Alexine Tinne, parmi les coquins avides qui font le commerce du fleuve Blanc.

Chefs des Kalaù ou Kelaou. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G Lejean.

Le duc Ernest, avant de quitter le Sennaheit, crut faire acte de courtoisie en envoyant le grand cordon de son ordre à Théodore II, Il va sans dire que le terrible « fils de David » se garda bien de le porter. Dans les idées féodales des Abyssins, quiconque accepte un Ordre étranger, devient homme-lige du souverain qui le décerne. Cette idée régnait chez nous au moyen âge, mais nos temps positifs ont mis bon ordre à tous ces souvenirs de l’antique chevalerie.

Je remontai pendant deux heures une vallée large de six cents mètres appelée Beugou, couverte d’une végétation très-variée, parmi laquelle de grands baobabs (dima en langue du pays), entièrement dégarnis de leur feuillage en cette saison, montraient de distance en distance leurs énormes troncs grisâtres qui, avec leurs grosses branches écourtées, ressemblaient vaguement à des mains gigantesques. La vallée de Beugou, qui commence beaucoup plus loin au sud, forme la tête du Barka, et offre çà et là des plaques de terre légère, mais assez meuble, où les Bogos font leurs semailles. Cette vallée a l’avantage de posséder quelques bonnes sources, comme celles de Goaga et de Donkolahas, aussi y trouve-t-on en toute saison des campements de pasteurs. Je m’arrêtai pour la halte de midi à Goaga, petite source fort modeste qui, a l’époque des grandes eaux, est assez retentissante, s’il faut s’en rapporter à la signification de son nom. Le corps d’un large dima nous abrita contre les rayons du soleil, et même deux ou trois de nous parvinrent à se loger dans la cavité formée par la base entr’ouverte du colosse décrépit.

Dans ce couloir bordé des deux côtés de montagnes presque à pic, la chaleur était suffocante, car nous étions encore dans les basses terres, bien qu’à mille mètres au-dessus du niveau de la mer, quatre cents mètres plus haut que Kassala. Ainsi, dans cette plaine du Barka qui, vue d’en haut, semble unie comme une mer, nous