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Amer connu comme le plus grand poëte et le premier voleur de tout le Barka. Qu’on ne s’étonne pas de cette association de mots : celui qui a lu quelque poëme oriental, Antar ou Kouroglou, est tout de suite au fait de ce caractère de bandit héroïque qui, lorsqu’il a fait quelque beau coup, s’assied sur un rocher et improvise un chant de triomphe. Chez les Nubiens, le vol est en aussi grand honneur que jadis à Sparte ou dans l’Italie avant les Romains, et un jeune homme qui aspire à être adoré des brunes filles de la tente ou du toukoul doit avoir sur la conscience (qui n’en est guère alourdie) quelque fructueux coup de lance ou une douzaine de vaches volées. Notre homme, en nous voyant, avait eu la fantaisie de venir sur nous la lance en arrêt et en faisant une série de fantasias guerrières qu’avait interrompues une balle dans le gras de la jambe. Stella le pansa, et on fit la paix sur le lieu même : mais j’ai appris depuis qu’à son retour au village les jeunes filles l’ayant raillé d’avoir reçu une balle par derrière, qu’il a fait des menaces, et que si je repasse dans sa zone je ferai bien d’avoir le doigt à la détente de mon révolver. Un bon averti en vaut quatre.

En sortant de ce coupe-gorge, je débouchai sur le large et beau cirque dont le mont Takaïl est l’accident le plus saillant, et les puits d’Adardé, la station la plus commune des caravanes. Il y a là une grande plaque de terre cultivable, produit des alluvions entraînées par les eaux de tous les points du cirque : mais je n’y ai remarqué aucune trace de culture. Je grimpai avec quelque difficulté au sommet d’une montagne parfaitement isolée, à huit cents mètres à l’ouest d’Adardé, poste excellent pour dominer toute la contrée et en relever la carte. Ce qui me frappa tout d’abord, ce fut, à cinq heures au sud est, une très-belle table, coupée à pans réguliers, et paraissant se rattacher par sa gauche aux montagnes des Bogos : c’était le fameux Zadamba, l’une des deux montagnes sacrées du Sennaheit[1], les seules qui aient conservé des vestiges vivants du christianisme abyssin. Je ne connais le Zadamba que pour l’avoir vu de loin, car le temps m’a manqué pour l’excursion que je m’étais bien promis de faire de ce côté ; mais je me dédommageai en questionnant les indigènes.

Le Zadamba proprement dit est un petit plateau d’un arpent ou deux de surface, à la pointe sud-est de la table dont j’ai parlé, et joint à cette table par un passage presque aussi étroit que le fameux pont qui mène au paradis musulman par-dessus l’enfer. Un négus abyssin a bâti là un couvent il y a je crois quatre siècles, et a affecté à son entretien le revenu d’un village du Tigré. Quand la province de Barka, qui cerne le Zadamba par trois côtés, s’est faite musulmane, les six ou sept moines qui habitaient le monastère, se voyant en danger d’être surpris et massacrés par des fanatiques, ont d’eux mêmes rendu le sentier impraticable en le défonçant et en faisant rouler les rochers dans l’effroyable abîme qui le borde des deux côtés. Aussi la visite au Zadamba présente les dangers les plus sérieux à quiconque n’a pas le pied agile et sûr des Abyssins. De temps à autre, un moine sort de là pour aller quêter quelques secours, ou pour toucher, en vivres, la modeste rente dont j’ai parlé, et malgré leur habitude des lieux, quelques-uns, dit-on, ont roulé dans le précipice. On m’a aussi parlé d’un moine qui, arrivé maigre et agile au couvent, y a engraissé, et n’a plus osé repasser par le terrible chemin du pont. Je ne sais, je l’avoue, comment on peut s’y prendre pour engraisser, quand on est réduit à la maigre pitance du moine abyssin : j’en ai beaucoup vu, et si j’ai connu plus d’un qièç (prêtre, curé de paroisse) dont le double menton témoignait éloquemment de la richesse de la cure, ou de la libéralité des ouailles, le monoxié (moine), est un homme austère, dédaigneux de toute sensualité, et j’ai vu dans ce monde-là plus d’une figure illuminée d’autant de flammes ascétiques que les types les plus vantés d’un Zurbaran. Il est vrai qu’il y a loin du type noble et correct du pur Abyssin au profil farouche et assez vulgaire du paysan de Castille.

Je recommande pourtant la visite du Zadamba aux amateurs d’histoire éthiopique : il paraît que le couvent possède une bibliothèque où se trouvent cinq ou six manuscrits de valeur, et peut-être (monument historique inestimable) une chronique de l’histoire du Sennaheit.

Sur la gauche, deux fois plus près de nous, se développaient des plateaux dominés par une montagne aiguë, et où vit aujourd’hui la tribu très-réduite des Beit-Gabhru. Ils se divisaient originairement en trois fractions qui campaient, l’une à Mogarech, l’autre dans la plaine voisine, la troisième au pied du Chinara. Des dissensions civiles les affaiblirent, et vers 1850, les Algheden leur portèrent le dernier coup par une razzia où ils prirent beaucoup de femmes qui furent vendues comme esclaves au Taka. Ils échappèrent aux razzias de 1854 ; mais vers 1860, les Bedjouk avec lesquels ils avaient le sang (la vendetta), les razzièrent à leur tour et les ruinèrent en leur enlevant leur bétail. Ils se vengèrent en prenant part à l’invasion du Bedjouk par les Abyssins ; mais trop affaiblis pour conserver une position frontière qui les exposait à de nouveaux ravages, ils s’annexèrent aux Bogos de Keren, puis descendirent à Bosa, et s’établirent depuis cet endroit jusqu’à Haggatz et au plateau qui porte à présent leur nom (Rora Beit Gabhru). Quelques fractions sont restées à Keren, aux Halhal, à Ona. Ces derniers passent pour querelleurs, et la masse de la tribu leur reproche énergiquement de la compromettre par des méfaits dont la solidarité, au point de vue des coutumes du pays, retombe sur toute leur parenté.

Je continuai à remonter le Barka, et je passai au pied du massif isolé du Darotaï. C’est là que commence le territoire bogos, ou plutôt le territoire revendiqué par les Bogos. Dans ces malheureux pays où la force est à peu près la loi unique et où les terres productives sont fort restreintes, chaque arpent de terre à blé ou de pâturage

  1. Nom indigène du bassin de l’Aïnsaba. J’expliquerai plus loin ce nom.