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ciles à ses avances, et lui cédèrent moyennant quelques centaines de dollars fournis en marchandises, un vaste terrain le long du torrent. Sans perdre un instant, il se mit à y bâtir un fort quadrangulaire. Mais pendant ce temps, un orage se formait contre lui parmi les hauts fonctionnaires de Kassala, que sa faveur subite et ses pleins pouvoirs avaient humiliés, mais qui, avec la servilité arabe, l’avaient comblé des plus basses adulations tint qu’il était resté au Taka. Sous prétexte que sa nouvelle attitude mettait en danger le pouvoir égyptien en Nubie, le wekal Soliman bey arriva subitement à Konfit avec huit cents hommes, expulsa brutalement la petite colonie, démolit ses travaux, enleva une partie de ses vivres, et la força à reprendre à pied le chemin de Kassala, à travers un désert de trente-neuf lieues. Le satrape de Khartoum, le sauvage Mouça Pacha, répondit à la plainte de M. du B… une lettre inepte ou insolente, portant « que des réguliers égyptiens ne pouvaient avoir commis d’actes de pillage, et qu’il était indigne d’un homme de la qualité du comte de porter de pareilles accusations. » Mouça Pacha avait accablé M. du B… de témoignages d’une amitié exceptionnelle jusqu’au jour où il avait cru pouvoir l’insulter sans danger. M. du B… a demandé au gouvernement du vice-roi une indemnité de dix millions, et l’affaire, qui est engagée en ce moment, m’interdit tout autre commentaire.

Bicha. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Quoi qu’il en soit, les Barea se sont montrés au désespoir de l’expulsion de M. du B… Toutes ces tribus du Barka, horriblement pressurées par l’administration la plus pillarde et la plus cynique qui soit sous le soleil, avaient vu dans ce groupe français un noyau de force matérielle et morale qui pouvait les garantir des excès dont ils étaient victimes, surtout depuis un an ou deux. Ces populations ne songeaient pas du tout à se soustraire au pouvoir égyptien, du moins tant qu’elles pouvaient espérer la mise en pratique du régime modéré promis (et même jusqu’à un certain point inauguré) par Saïd Pacha en 1856. Comme elles sont musulmanes, elles n’avaient rien à gagner à passer sous les lois de l’Abyssinie : en restant égyptiennes et en se groupant moralement autour d’une colonie française assez forte pour les protéger contre des vexations illégales que le vice-roi ne connaissait ni n’avouait, elles lui auraient donné en bons offices de toute espèce l’équivalent de ce qu’elles auraient reçu de lui en sécurité. Je sais personnellement que les Sabterat n’attendaient que son établissement à Koufit pour quitter leurs villages et aller bâtir une ville autour de lui. Aujourd’hui encore, les Barea demandent aux voyageurs « si le comte ne reviendra pas pour les délivrer des voleurs. » M. du B… s’est fait le plus grand tort par une attitude mystérieuse et équivoque qui a refroidi les uns et alarmé les autres : il a perdu une partie magnifique et a ainsi donné prise à des accusations sur lesquelles il est difficile de prononcer aujourd’hui. La chose est d’autant plus regrettable que dans l’organisation d’une troupe composée d’éléments fort hétérogènes, il avait montré plusieurs des capacités d’un véritable chef colonial.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)