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périeur par la masse de ses flots, absorbait leurs eaux et jusqu’à leurs noms et allait fertiliser, à seize heures de Saouakin, en face de la mer Rouge, l’admirable plaine-bassin de Tokhar. Arrivé là, il est si imposant, qu’un géographe grec (Artemidore) le prit pour l’embouchure de l’Atbara. Or, comme les classiques ne peuvent jamais avoir tort, on a trouvé force hypothèses pour expliquer la phrase d’Erastosthène. On a dit, timidement il est vrai, que’l’Atbara, au lieu de tomber dans le Nil à Damer, a pu jadis tirer à l’est et passer dans le bassin du Langheb. Puis, sur des renseignements inexacts, feu Vayssière et Malzac, voyageurs français, déclarèrent que le Gach finissait dans une sorte de marais d’où, par une vallée profonde, il allait à la mer Rouge sous un autre nom. Après divers tâtonnements dus à des voyageurs instruits et dont j’épargne le récit au lecteur, je voulus en avoir le cœur net à mon dernier voyage, et je reconnus à peu près ceci : c’est qu’entre le bassin du Gach et celui du Barka-Langheb il existait une plaine immense, sans une seule colline, offrant des deux côtés une pente inappréciable à l’œil, mais suffisante pour empêcher, même au temps des plus fortes crues, toute communication dans le genre de celle qui existe entre le Sénégal et la Gambie. Les khor qui rayent cette plaine et se rendent, les uns au Gach, les autres (plus nombreux) à son voisin de droite, marquent assez par leurs points d’origine la ligne de ce partage d’eau.

Je n’ai encore parlé au lecteur que fort incidemment d’une entreprise qui, si elle réussit, changera la face du Soudan nubien, pour la première fois depuis les temps pharaoniques. Le vice-roi actuel a projeté la construction d’un chemin de fer qui doit, dans une immense ellipse, comprendre toutes les provinces soudaniennes (moins le Kordofan), c’est-à-dire un pays aussi vaste que l’empire d’Autriche tout entier. La voie doit partir de Korosko, point extrême de la navigation à vapeur sur le Nil, franchir l’Atmour de Korosko par les mêmes passes que suit aujourd’hui la route caravanière, rejoindre le Nil à Abou-Hamed, et le suivre jusqu’à Khartoum, puis, tirant à l’est, atteindre Kassala et de là se rendre à la mer Rouge à Saouakin. J’ai vu à Kassala l’ingénieur chargé de ce travail : c’est un Égyptien, élève de notre école polytechnique, Hassan-Bey Damiâty, savant et très-aimable homme, l’un des rares Égyptiens civilisés que j’ai connus. Il étudiait alors la route entre Kassala et Saouakin par Langheb, que j’ai décrite plus haut : ce n’était qu’une étude provisoire, qui ne préjuge rien sur l’adoption du tracé définitif, mais je regarde ce tracé comme à peu près impossible. Il passe, entre Telgou et Langheb, à travers un pâté de montagnes granitiques et d’ondulations de grès et de calcaires, qui exigeraient des travaux d’art à faire reculer les compagnies les plus aventureuses.

L’oasis de Taka vue d’Abou-Gamel. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Cependant la Nubie est rayée de ouadis qui épargneraient aux ingénieurs bien des frais de nivellement. C’est précisément à quoi je songeais en contemplant ce serpent blanc du Barka ; une ligne qui de Kassala irait par Sabterat tomber sur la Saoua, suivrait de là jusqu’à Tokhar (soixante-cinq kilomètres de Soakin) le cours naturel des eaux. La partie essentielle de ce tracé est aisée à suivre sur mes cartes jointes à ces récits. La longueur du parcours serait augmentée d’une cinquantaine de kilomètres, mais cette longueur serait plus que compensée par le nivellement naturel d’une plaine où il n’y aurait à faire que peu de travaux d’art, et où les pluies estivales ne jettent jamais une assez grosse quantité d’eau pour menacer la solidité de la voie. Quelle que soit du reste la ligne adoptée, il faut espérer, dans l’intérêt bien entendu du gouvernement égyptien et de la science géographique, que le vice-roi s’empressera de publier les beaux travaux de Hassan-Bey, travaux destinés à jeter une lumière toute nouvelle sur la topographie de ces contrées si mal connues.

Les fleuves sont vraiment les veines de la terre : cette image ne vient jamais plus naturellement à l’esprit que lorsqu’on embrasse du haut d’une montagne, un grand paysage de l’Afrique aride. Du point où j’étais placé, je dominais le confluent du fleuve avec un grand beau khor qui venait de Bicha ; ou suivait de l’œil leur double cours pareil à un rideau de palmiers et de mimosas à travers lesquels blanchissait la fumée de quelque camp de nomades. Une forêt de doum, quand elle est vigoureuse et dense, a pour moi un charme particulier. Le doum, comparé au dattier (deleb), est un bon gros plébéien à côté de ce fin et svelte aristocrate : puis il a un