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dans un cirque étroit fermé de tous côtés par d’arides montagnes de la plus fière tournure. Une heure plus loin je trouvai les puits d’Aouel, ombragés, comme le nom l’indique, par cet arbre qui les salit de ses ramilles amères. Une succession de collines assez peu fatigantes, dont l’une supporte le tumulus funéraire d’un chef indigène appelé Naça, m’amena au col de Feradebob, qui domine la plaine de Bicha. Feradebob est composé de deux mots tigré qui signifient : la bière est finie, et doit son nom, dit-on, à deux voleurs qui, ayant emporté une jarre de bière (debob), avaient voulu consacrer le souvenir de l’endroit où ils en avaient bu la dernière goutte.


VI

Plaine de Bicha. — Tribus nubiennes. — Hallenga. — Habab. — Belaù, Keiaù et Hafara. — Ad-Cheikh. — Un apôtre musulman contemporain. — Choumaglié et Tigré.

La plaine de Bicha se nomme Maskassé ; de même formation que les plaines déjà décrites, semée de montagnes disloquées et rayée de khors qui tous courent au nord vers le Barka, elle appartient en grande partie aux Barea, qui viennent au kharif établir leurs troupeaux dans ses vastes et maigres pâturages. Le dernier contrefort des monts de Koufit le sépare, vers l’orient, des plaines de Deghi et Kassa, et forme comme une sorte de cap avancé dont le flanc occidental porte un village étagé d’au moins trois cents toukouls : c’est Bicha, village commun des Beni-Amer et des Barea, qui s’y sont établis depuis quelques années. Bicha relève, politiquement, du deglel[1], et a une certaine importance comme station obligée des caravanes de Massaoua ; quelques marchands s’y sont établis et mariés, et l’ensemble de la bourgade a une apparence d’aisance et de confort assez rare dans ce pays. On m’a affirmé que les émigrants Barea que leurs affaires ou leurs mariages ont fixés en ce lieu, ont gâté l’esprit général de la population en y introduisant le penchant au brigandage qui distingue si fâcheusement cette tribu incorrigible.

Tchaghié. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

La situation de ces tribus est vraiment déplorable entre l’Abyssinie, qui leur réclame le tribut sans pouvoir les protéger contre les Égyptiens, et les mudirs de Kassala, qui le leur réclament également, sans se soucier de les garantir des incursions abyssiniennes. Un fait présent, qui s’est reproduit cent fois, en donnera une idée. Le gouverneur abyssin d’Addi-Abo, obéissant à des ordres supérieurs, était descendu dans le Barka avec quelques centaines « de soldats » ou plutôt de vagabonds, mal armés, et le ravageait. Le mudir de Kassala, chargé par Mouça Pacha de défendre la frontière, marcha au Barka avec une force suffisante pour écraser les Abyssins : mais il avançait à peine, et le deglel le pressant de hâter un peu sa marche, afin de ne pas laisser échapper l’ennemi : « Chouïa-chouïa (tout doucement), » répondit le mudir d’un air pacifique. Il va sans dire que les Abyssins se retirèrent sans être inquiétés.

Voici les renseignements que j’ai pu réunir sur les origines de quelques tribus de la Haute-Nubie. Presque toutes, comme on le verra, sont descendues du plateau abyssin, et je dirai ailleurs par suite de quelles circonstances malheureuses elles ont passé à l’islamisme.

Les Hallenga viennent de Hamazène ; ils portent encore la coiffure tressée à la façon des Abyssins ; c’est à peu près tout ce qu’ils ont gardé de leur origine. Un petit plateau voisin d’Ad-Namen, au pied du Melezenai, conserve leur nom et marque une étape de leur migration.

Les Habab sont venus de Kollo-gouzay (Tigré) sous la conduite d’un certain Asgade, qui s’établit au lieu appelé aujourd’hui Asgade Bakla (la mule d’Asgade), nom bizarre qui vient, dit-on, de ce que la colline qui supporte ce village ressemble à un dos de mule. Asgade eut trois fils, Abil, Tekles, Tamariam. Du premier, la tradition fait venir les Habab proprement dits : des deux autres, les tribus secondaires d’Ad Teklès et Ad Tamariam, plus près de Massaoua.

Belaù, Kelaù et Hafara étaient trois frères. Ils venaient probablement du Seraoué, où l’on montre encore

  1. C’est le nom que l’on donne au prince héréditaire des Beni-Amer, et le signe distinctif de cette dignité est un bonnet de forme bizarre, comme celui des mek de Sennâr que l’on voit dessiné dans Guillaud ; il ne se porte qu’aux grands jours.