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n’a pas moins de trois cent cinquante à quatre cents pas de largeur moyenne. La faille granitique par laquelle il passe d’une plaine dans l’autre est un accident géologique assez curieux. Le Horat et le Cherefa ne sont évidemment que les deux sections disloquées d’un même soulèvement dirigé nord-nord-est sud-sud-ouest, laquelle direction, comme je l’ai déjà vu, domine dans toute cette région depuis Bicha inclusivement.

Une tragédie domestique venait, lors de mon passage, d’ensanglanter ce petit pays. Le vieux cheikh Mohammed-Nour était mort. Son fils aîné lui avait succédé et avait reçu l’investiture du gouvernement égyptien, au grand déplaisir du cadet qui, pour se venger, ne recula pas devant un fratricide. Un jour que son frère allait à Kassala, il courut après lui, le rejoignit sur la route et le tua. Les Égyptiens l’ont fait arrêter et il est aujourd’hui dans les prisons de Kassala ; mais il est aisé de deviner qu’il n’y restera que le temps de faire réunir un millier de talaris pour Mouça Pacha, après quoi il sera parfaitement libre de sortir et de s’asseoir sur l’alga, trône rustique de cet État patriarcal. Le cheikh provisoire de Sabterat est un jeune homme de dix-huit ans, dernier frère du cheikh assassiné. Les Sabterat sont, d’après leurs traditions, venus de l’est, des bords de l’Ainsaba : je croirais qu’ils sont les Soboridæ de Ptolémée.

Un souvenir quasi dramatique se rattache pour moi à ce lieu. On m’avait prévenu qu’il était infesté de lions, comme tous les endroits de la haute Nubie, où il y a des aiguades et par conséquent des troupeaux. J’en eus la preuve dès la première nuit. Nous campions dans un fort beau bouquet de palmiers, dont l’ombre nous était fort douce et compensait l’inconvénient d’un lieu couvert propre aux embuscades des bêtes fauves. Dès que le soleil fut couché, les puits furent assiégés par des centaines de têtes de bétail, et au bout d’un instant des rugissements éclatants apprirent à ces animaux épouvantés que l’ennemi était au milieu d’eux. Ils se dispersèrent en beuglant : il paraît que les lions n’en prirent aucun, mais une vache fut étranglée par les hyènes, qui rôdent parfois sur les traces du maître, prêtes à profiter des reliefs de son repas.

Deux heures après j’avais soupé et je m’étais endormi sur mon angareb, agréablement bercé par les bruits étouffés de mon petit campement. La plupart des domestiques veillaient autour de deux feux allumés à cinq pas de moi, parmi les pieds de cotonnier et d’indigotier qui poussaient au hasard dans cette culture abandonnée. Les bêtes de somme et de selle reposaient groupées autour d’un palmier. Une vive alerte me réveilla en sursaut : les mules affolées bondissaient et cherchaient à rompre leurs liens. Je m’informai rapidement et voici ce que j’appris. Un lion magnifique, qui rôdait autour des mules, avait apparu tout d’un coup dans un buisson, dans le rayon lumineux d’un des feux. Un jeune homme avait vivement saisi un tison brûlant et l’avait lancé au lion, qui, frappé en plein front, avait secoué la tête de haut en bas avec un cri bref : hon ! et était parti. Deux choses sont très-antipathiques au lion, le feu et le bruit.

On ne les lui épargna pas, car plusieurs coups de fusil furent tirés au hasard. Par bonheur, aucune balle ne l’atteignit : s’il avait été blessé, nous eussions passé un très-vilain quart d’heure. Le reste de la nuit fut calme, et je me rendormis dix minutes après, en écoutant le vieux chamelier Idris qui, l’air inspiré, dans l’attitude de Chrysès maudissant « les Grecs aux belles cnémides, » tenait à l’ennemi ce vaillant discours :

« Que viens-tu chercher ici, lion ? N’as-tu pas honte de venir voler des voyageurs, toi qui peux choisir ici parmi des milliers de vaches ? Est-ce ta destinée de manger des mules, même des ânes ? Tu n’as donc pas de jugement, lion ! Depuis quand fais-tu comme les hyènes, toi, un noble ! Va à ta proie naturelle, lion ! à celle que Dieu t’a destinée, et laisse passer les voyageurs paisibles ! »

La route, à partir de Sabterat, passe dans une plaine boisée et pierreuse que bornent à gauche le massif tourmenté des monts Fetahaï, à droite les derniers escarpements de cette haute chaîne dentelée qui se prolonge vers les Basen. Au bout de deux heures, on débouche dans un vaste cirque de dix à onze heures de diamètre, boisé, assez égal, avec de nombreuses collines isolées dont quelques-unes sont terminées par des masses rocheuses rappelant tout à fait certaines ruines féodales si communes en France. On bivouaque à peu près au milieu de ce cirque, au bord d’un khor appelé Aradib, à cause des tamariniers qui ombragent ses bords à quelques heures plus bas. Je lis, dans une relation, qu’on l’appelle aussi Khor-el-Bacha, à cause d’un pacha qui, à l’époque de la conquête égyptienne, mourut et fut enseveli sur ses bords ; le nom qui m’a été donné est celui d’Éla-Kaïmakan (puits de Kaïmakan) pour le lieu où bivouaquent les caravanes, nom qui, quant à la signification, est à peu près identique au précédent.

Je m’étais attendu à trouver à Algheden beaucoup de figures rappelant le nègre plus ou moins pur (car le type nègre est assez bien conservé parmi les Foungis actuels), je fus bien détrompé en ne voyant, dans ce village, que le type régulier des Tigré, avec leurs visages un peu allongés et leur teint d’un rouge obscur. La population paraît intelligente, fière, active, et les habitations, dont le chiffre peut monter à cinq cents au plus, offrent une apparence de propreté et de bien-être qui contraste heureusement avec les villages voisins que j’ai vus. Les Algheden passent pour querelleurs et pillards ; je puis, au moins, l’affirmer pour leur chef actuel, le vieux Nouri, l’infatigable promoteur de la plupart des razzias qui se commettent au Barka contre les populations tributaires de l’Abyssinie.

La montée d’Algheden est une des plus pénibles de toute cette route, bien qu’elle ne soit qu’un jeu pour ceux qui ont voyagé aux abords de l’Abyssinie. Du faîte de la montagne, je descendis par un plateau tournant jusqu’à un plateau herbeux, auquel succéda un torrent sinueux dans le lit duquel je dus marcher jusqu’à un second plateau où les caravanes font une halte nécessaire avant de passer l’abominable ligne de faîtes au bas de laquelle se trouvent les puits de Daora, bivouac agréable