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« Eh, madame (sittina), c’est une bagatelle : je ne suis pas nazaréenne, après tout ! » Ces deux dames, en haillons crasseux, avec leurs yeux bridés et leurs facies grimaçant de macaque, me reportaient par un contraste rapide et involontaire aux belles, sérieuses et intelligentes chrétiennes d’Europe ou d’Abyssinie, qu’elles dédaignaient si naïvement. Il me semblait voir deux truies se félicitant mutuellement de leur fange.

J’ai connu par contre à Kassala un Takrouri dont j’ai gardé le meilleur souvenir. C’était un kadi fellata ou foula, des environs du lac Tchad, que la vie errante chère à tous ses compatriotes avait amené à Kassala, où il était propriétaire. Kadi Ahmed était un noir maigre à traits anguleux et irréguliers, mais très-intelligents. Ses petits yeux petillaient d’esprit et de ruse, et comme les rusés me sont peu sympathiques, il me plut médiocrement ; mais je revins sur cette impression et m’en trouvai bien. Beaucoup d’informations qu’il me donna sur les Ouadaï me firent son obligé, et à son tour il me questionnait sur la France qu’il brûlait de connaître. Ses questions me donnaient la mesure des sottises qui courent en Afrique sur le compte des nations européennes. Par exemple, il me demandait :

« Si les Français ne coupaient pas la tête aux musulmans qui voyageaient chez eux. » Je lui répondis que bien loin de là, le sultan des Français faisait en ce moment même bâtir une mosquée dans sa capitale pour les Musulmans servant dans son nizam (son armée).

« Et ce sultan, à qui paye-t-il l’achour (le tribut) ?

— À personne.

— Pas même au padischah de Stamboul ?

— Pour qui prends-tu le padischah ? Ne sais-tu pas qu’il y a neuf ans les Français et les Anglais l’ont seuls sauvé de la main des Moskov (des Russes) ?

— Merveille de Dieu ! Et ton pays a une largeur de combien de journées ?

— Journées de chameau, soixante : journées de chemin de fer, une et demie.

Merveille de Dieu ! »

Sulib. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Je lui demandai à mon tour si un Européen pouvait sans danger voyager dans son pays. Il me l’assura, et m’offrit même, si je le désirais, de me servir de guide, moyennant une rétribution fort modérée dont il me fixa le chiffre. Comme je l’ai dit, il avait à Kassala une bonne maison, qui pouvait en tout cas répondre matériellement pour lui. Il proposait de me faire parcourir le Darfour, le Ouadaï, le Bornou, pour cent dollars qu’il aurait employés à acheter une pacotille assortie afin de commercer dans ces pays, sauf à moi, une fois ramené dans une ville turque ou égyptienne, à lui faire faire son tour de France avec la même immunité. Ne comprenant guère un mobile scientifique et croyant de ma part à un désir de spéculation commerciale, il me vantait les affaires que je pourrais faire au Soudan central, « en ivoire, en plumes d’autruche, et en esclaves. »

Je n’étais pas libre de profiter des offres empressées de Kadi Ahmed, mais je les signale aux voyageurs hardis que la mort de Beurmaun et précédemment celle de Vogel, n’aurait pas détournés du projet d’explorer l’Afrique tropicale. À propos de Vogel, j’ajouterai que le Kadi m’amena un homme qui affirmait avoir fait partie de la même caravane que l’infortuné voyageur saxon, et qui me donna les détails suivants :

« Le meurtre de l’étranger est le fait, non du sultan, mais du visir Gherma et des gens de la caravane, qui étant jaloux de lui, le dénoncèrent à Gherma. Celui-ci, à l’insu du sultan qui était alors très-malade et ne s’occupait de rien, fit mourir le voyageur. Quand le sultan l’a appris, il en a été très-irrité, et a puni le vizir et confisqué ses biens. »

Je crois à la première partie du récit, fort peu à la seconde. Quant à l’animosité des marchands africains contre les voyageurs européens, elle est très-réelle et s’explique par la crainte qu’ont les premiers de se voir disputer le monopole commercial qui les enrichit. J’ai éprouvé moi-même ces défiances dans d’autres occasions, par exemple à Siout, où mes tentatives pour obtenir des caravanistes quelques renseignements sur la route du Darfour ont échoué contre une véritable conspiration du silence.


V

Départ pour Massoua. — Sabterat. — Drame domestique. — Visite d’un lion : discours classique au visiteur. — Algheden.

Mes affaires une fois terminées à Kassala, je pris la route de Massaoua et m’arrêtai pour première étape à