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aux Abyssins. Mais pour nourrir et entretenir tout ce monde, il fallait de l’argent : les tribus furent soumises à des extorsions de toute sorte, les impôts furent quadruplés, quintuplés même, et les cheikhs qui ne purent faire face à ces exigences brutales furent jetés aux fers, comme le cheikh Mouça. Trente à quarante mille ardebs de grain furent entassés par réquisition à Gallabat en vue d’une prochaine invasion en Abyssinie : il en résulta chez les tribus et dans les districts épuisés par ces réquisitions une famine qui n’épargna pas Khartoum même, et les tribus arabes de l’ouest, poussées à bout, émigrèrent en foule au Darfour.

Si le gouvernement civil du Soudan n’était guère brillant, les affaires militaires n’allaient pas mieux. Le vieux tyran du Tagali, mek Nacer, celui qui faisait jeter des hommes aux panthères « parce que chez Nacer les panthères ne devaient pas avoir faim, » avait été détrôné par un jeune chef populaire et avait apporté son adhésion à l’Égypte : mais son successeur était resté en armes et avait fait subir une défaite sanglante au pacha qui était rentré à Khartoum, la tête un peu basse. Son retour avait donné une nouvelle activité à la traite : chaque arrivage de barques du gouvernement vomissait dans les chounas (magasins de l’État) des troupeaux de nègres enlevés aux négriers sous le prétexte hypocrite de faire cesser la chasse aux noirs : mal traités, mourant de faim, les esclaves périssaient en foule, surtout les enfants et les femmes, et le gouvernement égyptien leurrait les journaux d’Europe de correspondances menteuses annonçant la répression exemplaire du commerce qui déshonorait le Soudan. Or, il ne fut jamais si actif, comme je le dirai bientôt dans un autre récit, en reprenant mes impressions de voyage sur le haut Nil.

Pendant mes longues heures de loisir chez le Mallem, je consacrais le temps à faire parler les indigènes les plus intelligents ou qui avaient beaucoup voyagé. Je trouvai dans cette maison un vieux nègre denka, des environs de la montagne Oulou, entre les deux Nils, à la hauteur du Fazokl. Je l’interrogeai sur son pays et il me dit en résumé les choses suivantes, qui pourront intéresser les lecteurs curieux de géographie africaine.

« Le mont Oulou s’appelle en denka Minafan ; il est à une journée du fleuve Blanc, au pied coule un torrent. qui se nomme Acheb.

« Les Broun[1] habitent un pays appelé Atcheb, mais que les Turcs nomment Belou : on y trouve des éléphants, des léopards, des hyènes. Les Abyssins, qui habitent près de là, n’osent pas s’engager dans ce pays.

« Chez les Broun, quand un homme est vieux, les parents et amis l’enterrent dans l’intérieur de la moura (le parc aux bœufs) : on piétine bien l’endroit. L’homme enterré ressuscite petit enfant. Voilà ce qu’on dit, et je le crois.

« Les pays voisins de mon canton sont, dans l’intérieur, Abialang, Banouen, Gaher, Kouaich, Rahon, Kotelj. Mais Abialang n’existe plus, les habitants ont été enlevés par les Turcs, à ce qu’on m’a dit[2].

« Le long du Kir (le fleuve Blanc) on trouve les districts suivants : Addura, Nial, Agher, Donghiol, Ouber, Kolfiot.

« Plus haut sont les Nouers, chez lesquels coule le fleuve Yal. Ce peuple est guerrier et bien méchant : nous en avons grand’peur. Parmi eux est une classe d’hommes appelés Mök : ce sont des sorciers très-puissants et qui mangent les hommes. Ils n’ont pas les yeux au visage, mais sous les aisselles.

« Nous avions un grand chef nommé Dok : il est mort aujourd’hui. C’est son fils Akoetch qui lui a succédé. »

Mon nègre croyait fermement à l’histoire des Mök, ce qui n’a rien de surprenant. Chaque race a sa manière particulière de comprendre le merveilleux. Les unes croient à des êtres surnaturels et invisibles, les autres, plus grossières, à des monstruosités zoologiques, contes d’enfant qui ont bercé nos pères : d’autres enfin combinent ces deux sources de merveilleux et en font le vampire ou le loup-garou. Le nègre adopte plus spécialement la monstruosité humaine, les hommes-chiens, les hommes à queue, et le reste. Je ne veux pas dire qu’ils aient le monopole de ce genre de fables, car les Aryas de l’Inde avaient leurs asva-mucha (faces de cheval), les Grecs leurs Arimaspes monoculaires : je dis seulement que l’antiquité et le moyen âge se prêtèrent avec une ingénuité rare aux aberrations enfantines des nègres, témoin les contes merveilleux que nous fait Pline sur le monde des monstres, portenta. À quatre siècles de nous, Fra Mauro endossait gravement l’histoire des hommes-chiens, et en faisait le plus vaste royaume de l’Afrique. Dans les Mök de mon informateur, qui ne reconnaîtrait les fameux Blemmyes ?

Les noirs forment un tiers au moins de la population de Kassala. Ce sont des Takarir, des nègres musulmans venus presque tous du Darfour et du Dar Seleï (Ouadaï), actifs, intelligents, fanatiques. Je ne les crois pas foncièrement méchants : mais il y a dans l’âme nègre un fond de passion qu’il est facile de pervertir et de pousser à mal, et l’islamisme s’en est chargé. En étudiant les Takarir, j’ai dû me convaincre que pour un voyageur qui voudrait aller au Darfour ou dans un des États voisins, l’obstacle viendrait moins du gouvernement que de la brutalité fanatique du bas peuple, principalement des fogara, moines errants qui promènent partout leur paresse et leur fastueuse pauvreté. Le noir est très-fier d’être musulman et j’en avais quelquefois des preuves qui me faisaient sourire. Passant un jour dans une rue de Kassala, j’entendis une négresse reprendre une de ses voisines pour un jurement prohibé qu’elle avait laissé échapper. Pour toute excuse, l’autre répliqua :

  1. Les Bronn ou Broun sont appelés dans les cartes Burun, et placés au sud-ouest du Fazokl. Le pays de Belou doit être le Belau des cartes, à l’est du Nil Bleu, pays appelé dans mes notes Belea : il est voisin de la province abyssinienne d’Agaumider ; mais alors le vieux nègre se trompe en disant que les habitants sont Broun ; ils doivent être des Goumouz.
  2. Le vieillard disait vrai. Cet abominable guet-apens date de l’été de 1862.