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Mazaga de Nubie, terre basse, couverte de forêts vierges, très-insalubre, à peu près déserte, mais parcourue par des bandes de Barea et d’Arabes djaalin (gens de Oued-Nimr) en quête de brigandage ; aussi est-elle peu fréquentée, si ce n’est par les lions, les léopards, les éléphants, les rhinocéros, les buffles et les antilopes. L’homme ici cède prudemment le pas au quadrupède. Aussi est-ce un superbe pays de chasse. Il a été parcouru depuis quelques années par de hardis chasseurs, notamment par deux Allemands, nommés Schmidt et Florian, ce dernier armurier de Oued-Nimr, ce qui a servi de prétexte aux Égyptiens pour détruire son établissement près du Takazzi. Inde un procès, qui n’est pas encore fini.

En 1861, chassait de ce côté-là un gentleman venu de Ceylan, ancien officier de l’armée des Indes, M. W. Baker, auteur d’un livre estimé sur les chasses de l’Inde, et qui a fait le tour de force de vivre un an dans la Mazaga sans y laisser ni sa peau, ni celle de sa jeune et très-jolie femme, une Hongroise vaillante et dévouée. On m’a conté — je ne sais si c’est vrai — qu’un jour M. Baker, ayant tiré et manqué un rhinocéros, allait être éventré par la bête furieuse, lorsque Mme Baker le tira d’embarras par un coup de carabine adroit et opportun. J’ai vu M. Baker à Khartoum et n’ai que le regret d’avoir si peu vu cet aimable gentleman, voyageur instruit et conteur agréable. J’ai eu de ses nouvelles par diverses publications anglaises où il a publié ses impressions sur le Soudan et flétri comme elle le mérite la colonie négrière de Khartoum, « où un Anglais, dit-il, est regarde par les gens du lieu comme un constable par la canaille de Londres. »

Mon ami Munzinger a aussi traversé la Mazaga en 1862 ; ceux qui voudront apprécier en détail les résultats de son curieux voyage, peuvent les chercher dans l’excellent livre qu’il vient de publier. En mars dernier, un mien autre ami, le docteur Ori, de Khartoum, se préparait à visiter ce paradis du naturaliste pour y butiner au profit du muséum de Turin. L’histoire de M. Ori est un épisode intéressant des mœurs égyptiennes. Successeur du regrettable Peney, M. Ori, médecin italien de mérite, avait essayé de prendre ses fonctions en conscience et de réaliser à Khartoum quelques améliorations hygiéniques projetées cinq ans auparavant par le mudir chrétien Arakel-Bey, mort trop tôt pour le bonheur du Soudan. Il voulait faire opposer aux débordements du Nil-Bleu un quai solide, au lieu de la mauvaise barrière de pieux qui n’empêchait pas le fleuve de ronger pied à pied le terrain de la vieille ville : il demandait l’établissement d’un nilomètre, l’assainissement des quartiers pauvres et le comblement d’un certain nombre de cloaques, foyers d’infection périodique, surtout vers septembre. Il avait bien organisé ce qui dépendait de lui, savoir : le service de la vaccine et celui de l’hôpital militaire. Malheureusement un décret de Saïd-Pacha, de 1860, avait soustrait les médecins de province à la juridiction directe de la commission sanitaire d’Alexandrie et les plaçait sous l’autorité des mudirs (préfets), corps de fonctionnaires arabes ou mamelouks, généralement ignorants, vicieux, rapaces, forcés en quelque sorte de voler par la nécessité de payer les hautes influences auxquelles ils devaient leurs nominations, et en conflit naturel avec des médecins qui, quel que fût leur degré de savoir, leur étaient toujours énormément supérieurs par la culture intellectuelle. Le nouveau satrape de Khartoum, Mouça-Pacha, dont j’aurai à m’occuper dans un autre récit, était un brillant spécimen de cette classe de gens qui en remontreraient à la Russie elle-même en fait de cynisme de tout genre. M. Ori, n’ayant pas pu se décider à comprendre que le premier devoir de sa charge n’était pas d’assurer la salubrité de sa circonscription et de diminuer la mortalité des hôpitaux, mais d’aider son supérieur à voler le public et l’État, fut brutalement destitué et remplacé par une sorte de chrétien syrien tout à fait au niveau moral de ses compatriotes. Le dictateur a trouvé là le complaisant servile dont il avait besoin, et le Soudan s’en trouvera comme les provinces voisines. Épisode instructif, parmi tant d’autres, de l’aveugle réaction entreprise par les musulmans d’Égypte contre le personnel européen si intelligemment utilisé par Méhémet-Ali.



III

Nouvelles de Khartoum. — Esclavage.

Je m’étais empressé de profiter de mon séjour à Kassala pour me mettre en relation avec les amis que j’avais laissés à Khartoum. Je leur écrivis et par le retour du courrier je reçus des réponses dont je donne ici quelques extraits destinés à jeter un certain jour sur l’histoire contemporaine du Soudan. Je n’ajoute pas les signatures pour ne pas exposer aux vengeances d’un satrape tout-puissant des gens d’une haute honorabilité que ne protègent guère, à pareille distance du monde civilisé, les nationalités dont ils relèvent : mais je tiens les originaux à la disposition de quiconque voudra les consulter.

Le Soudan est réduit à l’extrémité. Mouça Pacha, le bourreau des Baggara, est notre gouverneur actuel : ses exactions de tout genre ont ruiné la contrée et répandu la désolation (ridotto a squalore) dans cette région jadis si heureuse. Sous prétexte de réprimer la traite des noirs, il est allé au fleuve Blanc pour en monopoliser le commerce au moyen d’une taxe exorbitante imposée à toute barque qui partait (cent piastres par chaque domestique ou matelot) : il va sans dire que les indigènes ont été par faveur exemptés de cette taxe et qu’ils ont reçu toute facilité pour faire la traite des esclaves : il est parti plus de cent barques dans cette intention.

La traite est ici impossible à abolir parce que le premier négrier est Mouça Pacha lui-même aidé de son digne complice chekh Abou-sin, chef des Choukrié, métamorphosé en bey. L’an passé, il a razzié plus de huit cents esclaves sur la frontière d’Abyssinie, vers Gallabat, sans compter le reste. Il y a quelques jours, Mouça Pacha a expédié en Égypte dix à douze eunuques à lui,