citerai qu’un, un Allemand qui maugréait à propos de tout, et qui, entrant à tout propos dans le divan (salon) où le mallem recevait les visites de ses confrères, interrompait toutes les conversations et disait au maître de la maison : « Pourquoi parlez-vous à cette hyène (marafil) ? » Franchement, je ne sais ce qui arriverait à un Oriental voyageant en Europe, s’il était moitié aussi mal élevé et aussi indiscret que le sont la plupart de nos compatriotes en Orient. On jugera de l’opinion qu’on se fait là-bas de nous par les deux anecdotes qui suivent :
J’étais, il y a deux ans, à Khartoum : on me parla d’un soldat noir qui était entré chez un renégat marseillais, haut fonctionnaire, et s’y était conduit, en présence de femmes, de la manière la plus inconvenante. On lui avait demandé de quel droit il s’imposait ainsi, il avait répondu : alla franca (à la franque). Il croyait, comme le pense le peuple en Égypte, que chez les Européens les femmes ne sont l’objet d’aucune estime.
À Adoua, dans le nord de l’Abyssinie, était venu un ex-boulanger français nommé R…, l’un des mille fabricants de canons et de chemins de fer qui viennent périodiquement spéculer sur la crédulité du négus, le moins crédule des hommes. R… passant un jour dans la rue à côté d’une jeune fille de bonne maison, fait à son intention un geste injurieux. La fille, outrée, rentre chez elle, raconte l’affront à ses deux frères qui, sans autre explication, prennent leurs fusils et se dirigent vers la maison de R… Heureusement pour ce dernier, ils rencontrent un vieux curé qui essaye de les arraisonner, et finit par leur faire goûter cet argument : « Certes cette insulte veut du sang, du moins si elle venait d’un homme comme il faut (soou tallak), d’un gentilhomme comme vous : mais qu’attendre d’un vagabond de Français ? » Et R… dut probablement la vie à cette aimable circonstance atténuante. »
Je retrouvai Kassala peu changé depuis ma première visite. Le bazar seul s’était transformé, grâce à quelques allées de jolis arbres dont le vert clair tranchait joyeusement, quoique un peu crûment, avec le gris terreux qui est la couleur uniforme de la cité. En revanche, les bastions inoffensifs de l’enceinte avaient quelques lézardes de plus, et leurs sommets, bizarrement ébréchés, avaient ajouté un large contingent aux masses de cette poussière subtile et asphyxiante qui doit figurer en première ligne parmi les ennuis de Kassala.
Ali-Bey, l’aimable mudir de 1860, avait été remplacé par un certain Ibrahim-Bey, étranger au Soudan. M. de Beurmann parle de l’administration d’Ali-Bey comme devait en parler un voyageur qui n’avait pas assez vécu avec les mudirs du vice-roi pour distinguer entre l’honnêteté relative et le cynisme absolu. Je crois lui avoir rendu une justice plus impartiale. Quant à Élias-Bey, il était mort en digne fonctionnaire égyptien, au moment d’un procès infamant à propos de cinq mille talaris qu’il était accusé d’avoir « mangés » et qui ont été repris sur sa succession : les éclaboussures de ce scandale avaient rejailli sur Mallem-Todros, chef des bureaux de la perdu sa place. À mon arrivée, il venait d’y rentrer par suite de quelque compromis facile à deviner, et il était sûr, au bout d’un an ou deux d’exercice, de « rentrer dans ses frais. »
Kassala n’a été destiné, dans l’origine, qu’à être un poste militaire et un centre d’opérations pour dompter plusieurs tribus puissantes de la frontière, jadis vassales nominales de Sennar, comme les Hadendoa, les Hallenga, les Amarar, les Beni-Amer, les Barea et les Mahria. Toutes ces tribus, avec cinq ou six moins importantes dont je parlerai plus loin, relèvent aujourd’hui de la mudirie de Taka ; la population sédentaire est fort peu nombreuse, et s’est groupée principalement sur le Gach et l’Atbara, dans les banlieues de Kassala et de Goz-Redjeb.
Ces tribus étaient, avant 1820, sous la domination du Sennâr, pouvoir très-paterne et qui se contentait d’un droit de suzeraineté constaté par l’investiture donnée aux deglels (princes indigènes) sous la forme d’un bonnet singulier dont je parlerai ailleurs. Au début de la conquête, les Égyptiens ne se montrèrent pas très-empressés de pénétrer dans ces redoutables khalas pour y réclamer des soumissions qu’ils savaient devoir leur être vigoureusement disputées. L’éternelle histoire du cheval qui veut se venger du cerf, leçon que les petits peuples anarchiques n’ont jamais su méditer, trouva encore ici son application. Les Hallenga, molestés par les Hadendoa, appelèrent les Turcs de Goz-Pledjeb, et Ahmed-Pacha, gouverneur général du Soudan, vint en personne pour faire la conquête du Taka, et du désert de Barka et de Langheb. La petite tribu de Sabterat fut assaillie une des premières par des forces considérables, et, malgré l’inférioritjé du nombre et des armes, battit complétement les Égyptiens dans un premier combat livré dans les sables du torrent d’Aohé. Les Turcs fuyaient dans un affreux désordre, quand un officier se jeta au milieu d’eux et leur cria :
« Mes enfants, le Caire est bien loin ! »
Leur faisant entendre que la fuite dans un pays ennemi et inconnu serait leur perte inévitable à tous. Les soldats le comprirent, revinrent à la charge et battirent les Sabterat, qui se soumirent. On trouve encore aujourd’hui, épars dans le sable du Khor, beaucoup d’ossements blanchis, sinistres souvenirs de cette rude bataille. Toute l’aristocratie des Sabterat périt dans la lutte ou dans les exécutions qui la suivirent, et la famille qui gouverne aujourd’hui cette petite tribu est une famille établie là depuis deux ou trois générations seulement.
Vers 1838, une insurrection générale éclata parmi les tribus du Taka, et débuta par quelques succès. Une petite armée égyptienne, surprise dans les forêts du Hadendoa, fut taillée en pièces. Grâce à un peu d’énergie, à beaucoup de cruautés inutiles et surtout à la supériorité de ses moyens d’attaque contre des nomades très-braves, mais armés seulement de la lance et de la lourde épée classique (djellabia), l’Égypte triompha des insurgés, et le dut principalement à deux officiers que j’ai