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mestre. Cette feuille, imprimée en forme de brochure, est un carré long qui a une douzaine de pages et dont la couverture porte l’image du philosophe Meng-tseu (voy. p. 92). On y trouve un aperçu de toutes les affaires publiques et des principaux événements, les placets et les mémoires adressés à l’empereur, ses décrets, les édits des vice-rois des provinces, les fastes judiciaires et les lettres de grâce, des tarifs de douane, un courrier de la cour, les nouvelles diverses, incendies, crimes, etc., enfin les événements heureux ou malheureux de la guerre contre les rebelles Tai-ping. On y convient même d’avoir été battu, franchise qu’il est bon de signaler aux journaux officiels de l’Europe et de l’Amérique.

Les Chinois attachent un respect traditionnel et quasi religieux à la conservation des papiers imprimés et écrits, on les recueille soigneusement et on les brûle quand on les a lus, afin de les dérober à toute profanation. On prétend même que des sociétés se sont formées qui payent des porteurs chargés d’aller de rue en rue avec d’énormes corbeilles pour en ramasser tous les fragments. Ces chiffonniers d’un nouveau genre reçoivent une prime pour le sauvetage des épaves de la pensée humaine.

Les arts, comme la littérature, ont été poussés assez loin dans le sens militaire et industriel. L’art plastique, le beau absolu sont des idées incomprises.

Si l’on a pu reconnaître la supériorité avec laquelle les Chinois ont traité l’économie sociale, la philosophie, l’histoire, toutes les sciences morales et politiques basées sur l’expérience et le raisonnement ; il faut bien avouer aussi la rareté des œuvres purement littéraires. Il ne faut point en conclure qu’il n’y ait pas en Chine comme en tout pays civilisé abondance de poëtes, de romanciers et d’auteurs dramatiques, mais leurs productions peu estimées et peu rétribuées sont éphémères ; on fabrique une ode, une pièce de circonstance ; on la récite, ou la joue au milieu des applaudissements ; le lendemain il n’en reste plus rien[1].

Ce n’est pas que le goût des représentations théâtrales ne soit très-vif dans la nation, mais on rougirait d’attacher une trop grande importance à un divertissement futile. Les directeurs des troupes sont le plus souvent les fabricants des pièces qu’ils font représenter, ou du moins ils les modifient suivant les exigences des acteurs et la convenance des costumes. Il n’existe pas de théâtres permanents, ni autorisés à Pékin : le gouvernement en tolère la construction provisoire sur les places de la ville pour un temps limité à l’époque des fêtes publiques, mais il y en a dans beaucoup de maisons de thé analogues à nos cafés chantants, et chez tous les gens riches qui, chaque fois qu’ils ont loué une troupe d’acteurs pour se réjouir ou pour célébrer un anniversaire de famille, ont soin dans un but de popularité de laisser entrer librement la foule dans la partie de leur maison réservée au théâtre.

« Je viens d’assister, dit M. Trèves, à une représentation théâtrale donnée par le secrétaire d’État Tchoung-louen dans le jardin de son palais de la ville Tartare en l’honneur de la nouvelle année. Le théâtre ressemble à ceux que l’on élève à Paris sur l’esplanade des Invalides, lors de la fête de l’empereur : c’est un grand quadrilatère de la forme d’un temple grec soutenu de chaque côté par quatre colonnes rubannées de bleu de ciel, de jaune d’or et d’écarlate, et dont le fronton est surchargé de sculptures et d’ornements. La scène, beaucoup plus large que profonde, est une plate-forme parquetée et surélevée de deux mètres environ. Un vaste paravent la sépare des coulisses situées à l’arrière où les acteurs s’habillent et se fardent. Les décors n’existent pas ; il y a seulement deux ou trois chaises et un tapis. La salle circulaire, et très-vaste en proportion de la scène, est dallée sur le devant en pierre de marbre ; elle est à ciel ouvert, et les spectateurs n’ont d’autre abri que les grands arbres qui l’ombragent.

« Nous prenons place sur une estrade réservée, élevée exprès pour nous en face de la scène ; des deux côtés sont des loges grillées avec des jalousies en bambou d’où les femmes de notre hôte et celles de ses invités assistent au spectacle ; de peur qu’on ne les entrevoie, elles se sont voilé la figure avec un filet de soie à réseau. Les visiteurs d’un rang moins élevé sont assis au premier rang sur des chaises disposées autour de petites tables pouvant contenir quatre ou cinq personnes. Derrière eux on voit onduler comme une fourmilière de têtes humaines : c’est la foule des spectateurs populaires qui se pressent et s’entassent pour jouir du spectacle qu’ils doivent à la munificence de l’illustre Tchoung-louen. À Pékin comme à Paris, les gens du peuple affrontent volontiers pour leur plaisir la fatigue de se tenir debout et sans point d’appui pendant des heures entières. Quelques bons pères de famille ont deux ou trois enfants juchés sur leur dos et sur leurs épaules, mais je n’aperçois aucune femme.

« Cependant, sur un signe parti de notre tribune, l’orchestre placé sur un des côtés de la scène et composé de deux flûtes, d’un tambour et d’une harpe, attaque un charivari qui tient lieu d’ouverture ; puis le paravent s’écarte, les acteurs paraissent tous ensemble en costume de ville, et, après s’être inclinés si profondément que leur front touche la terre, ils détachent près de la rampe le chef de la troupe qui vient nous réciter le répertoire pompeux des œuvres dramatiques qu’ils vont représenter. Il paraît que nous allons voir un drame tragique représentant la conquête de la Chine par les Tartares, et une fable en action ; le mariage de l’océan et la Terre.

« La première pièce débute par l’entrée subite d’un officier en costume du temps des Ming suivi de deux estafiers : il entame un long récitatif chanté avec accompagnement de voltige et de tours de force qui consistent par exemple à tenir sa lance en équilibre sur le bout de son nez ; c’est l’exposition ! Peu à peu l’action dramatique se déroule : l’officier sort, et est remplacé par la princesse et ses suivantes ; cette belle personne, qui

  1. Voir pour la littérature chinoise les travaux et les traductions remarquables d’Abel de Rémusat, de Stanislas Julien, de Pauthier, etc.