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par les usages et par les livres qui traitent de la matière, mais il est insupportable pour un Européen habitué à aller droit au fait.

Les mandarins ne sont pas aussi cérémonieux avec les gens du peuple, et nous avons dû les imiter en cela pour nous faire respecter. Toute allocution à des inférieurs se termine par les mots allez et tremblez qu’on accompagne d’un claquement de langue énergique pendant que tous les fronts s’abaissent jusqu’à terre. Les coups de bâton sont d’un grand usage ; la police s’en sert pour disperser les foules, il faut quelquefois en user avec les manœuvres qu’on emploie. Les ouvriers des corps d’état plus élevés s’en offensent (il faut convenir qu’il y a bien de quoi), cessent de travailler, et s’en vont en grommelant quelquefois entre leurs dents Quai-Tsen, diable, injure adressée ordinairement aux Européens, mais ils ne cherchent jamais à se venger, et les assistants toujours enchantés de voir battre quelqu’un accompagnent leur fuite de grands éclats de rire.

« On entre difficilement en rapport avec les hommes du peuple ; ils nous montrent plutôt de la crainte que de la déférence. Dernièrement un de nos interprètes s’était perdu dans la campagne aux environs de Pékin ; il demanda son chemin à un paysan sans pouvoir obtenir de réponse. Furieux de ce mutisme, il le poursuit à cheval à travers champs ; le Chinois hors d’haleine tombe à plat ventre au milieu d’un champ de sorgho, et, se voyant au pouvoir de son interlocuteur, grommelle entre ses dents hou, hou, hein, hein, et chem-no, je ne comprends pas. Ce ne fut qu’après avoir répété trois fois sa question que notre interprète obtint une réponse par signes.

Petits chiens de luxe. — Dessin de Grenier d’après une peinture chinoise.

« Un Chinois ne peut se figurer qu’un Européen puisse parler sa langue : avant même que vous n’ouvriez la bouche, et devinant votre intention, il vous dit l’éternel je ne comprends pas et se sauve à toutes jambes, ou bien s’il craint de ne pouvoir vous échapper, il vous répète en tremblant les phrases consacrées de la politesse, Où allez-vous ? Quel âge avez-vous ? Comment vous appelez-vous ? et s’obstine à ne pas avoir l’air de vous comprendre. Qu’on juge par là à quel point il est difficile de s’exercer à parler le chinois avec les gens du pays !

« Depuis quelque temps je me suis fait un ami indigène ; Hen-Ki, membre du conseil des affaires étrangères, me montre de la confiance et recherche mon intimité. Je l’avais reçu à dîner : là, mettant de côté les règles du cérémonial grâce à de nombreuses libations de champagne, de chartreuse et de marasquin, il m’avoua, entre boire et en tapant sur le couvercle de la belle montre d’or qu’il venait d’acheter, que nous savions fabriquer en Europe des choses admirables, que la fourchette et la cuiller étaient plus commodes que les bâtonnets, que le café valait bien le thé, etc., etc., opinions bien osées chez un mandarin de haut rang ; enfin, avant de partir, il me fit la grâce de donner l’ordre à son secrétaire intime de nous chanter quelque chose. Ce dernier, qui, pendant tout le repas s’était tenu derrière son maître soutenant d’exclamations approbatives chaque parole qu’il prononçait, se mit à entonner une sorte de plain-chant plus propre à endormir qu’à exciter la joie ; Hen-Ki au comble du bonheur frappait des pieds en cadence et l’accompagnait eu pinçant de la mandoline. Telle fut cette réception que le mandarin voulut me rendre, offre que j’acceptai avec une certaine curiosité.

Le matin du jour convenu, une lettre de Hen-Ki ornée de fleurs dessinées au trait vint me rappeler ma promesse. Je me rendis avec l’interprète à son fou situé dans l’enceinte de la Ville Jaune ; il vint nous recevoir au bas de l’escalier d’entrée, et, me prenant par la main, me conduisit lui-même à travers le temple des ancêtres jusqu’à la salle à manger, fort jolie pièce octogone, dont les panneaux en bois sculpté contenaient de belles peintures sur papier et sur verre. Quatre grands bahuts incrustés de mosaïque et d’ivoire et couverts de potiches