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sommes à Pékin, depuis que nous avons prouvé notre force supérieure dans la dernière guerre, la diplomatie européenne est traitée sur un pied d’égalité par les agents du gouvernement chinois. Les entrevues ont lieu au yamoun des affaires étrangères ; le prince Kong par déférence rend les visites que lui font les ministres européens, mais ne reçoit personne chez lui. Il y a ici en ce moment de malheureux ambassadeurs coréens, qui sont traités encore avec moins d’égards que nous ne l’étions, il y a quelques années. Ils attendent depuis six mois avec leurs cadeaux et leurs tributs que le représentant de l’empereur daigne les recevoir, et ils attendront peut-être encore longtemps. On les a éloignés dans un fou en ruines, non loin de la légation française ; tous les matins, en me promenant à cheval, je les vois devant leur porte faisant des échanges de marchandises avec les colporteurs du quartier pour se payer des frais de leur ambassade indéfiniment prolongée. Ils ont un costume plein d’originalité, entièrement blanc, avec une espèce de bonnet composé d’une carcasse en fil d’archal peint. J’ai voulu leur négocier l’achat d’un de ces bonnets pour ma collection, mais cela est impossible : il paraît qu’un officier coréen qui rentrerait dans son pays sans son couvre-chef, insigne de son grade, serait déshonoré et de plus condamné à s’ouvrir le ventre ! On comprendra que je n’aie pas insisté !

Bar tacheté (labrus Japonicus). — Dessin de Mesnel d’après un dessin chinois.

« Voici quels sont mes rapports de cérémonial avec les mandarins des affaires étrangères. Quand je veux faire une visite, pour ne pas surprendre celui que je vais voir, je me fais précéder d’un domestique portant ma carte ; j’agis ainsi sans façon pour gagner du temps, car je devrais, suivant les règles de l’étiquette, envoyer ma carte deux heures auparavant, et attendre qu’on m’en ait renvoyé une autre avant de partir. Ces cartes chinoises ordinairement sur papier rouge (elles sont grises en ce moment à cause du deuil impérial) portent au milieu en gros caractères le nom du mandarin, sur les côtés le nom de la personne à laquelle elles sont adressées, en bas quelques détails sur les affaires courantes, sur l’invitation qu’on vous fait, et enfin le salut final qui est toujours : Je baisse la tête devant vous. Mon nom chinois de cérémonie est Tou-ta-loié, qui veut dire homme considérable, ou littéralement Tou, vieillard respectable. Tou est tout ce qui reste de Trèves, car il est poli de ne prononcer que la première syllabe de votre nom[1].

« Lorsque tous ces préliminaires sont terminés, je me fais porter en chaise jusqu’au pied de l’escalier qui conduit au salon des hôtes ; le maître de la maison m’y reçoit en se tenant à ma droite, puis passe à ma gauche en me priant d’aller devant, et en m’accompagnant un peu en arrière. Dans le salon commence une foule de salamalecs que j’ai pris l’habitude d’abréger, quelque mauvaise idée que j’aie pu donner à mes hôtes de mon éducation. Quand deux Chinois de haut rang se visitent, il y en a pour une grande heure : dès le bas de la salle, ils se saluent jusqu’à terre en se tenant les mains, ils se disputent d’abord le côté le moins honorable (le côté du nord dans une pièce est regardé comme la place d’honneur) ; nouvelle dispute pour les siéges auxquels ils font aussi la révérence avant de s’asseoir ; quand le thé est servi, autres discussions : « Je ne boirai pas le premier. — Buvez donc. — Je n’en ferai rien… ; » enfin ils échangent quelques phrases insignifiantes, et après avoir ainsi passé longtemps à ne se rien dire, c’est au moment de partir que le visiteur aborde le motif sérieux qui l’a amené. Au départ, même politesse, même empressement affecté. Tout ce cérémonial est réglé d’avance

  1. Les Chinois donnent aux ministres européens le titre de tsiun-tchai, c’est-à-dire commissaire impérial. En parlant à M. de Bourboulon, ils l’appelaient Pou-ta-gen. Pou représentait le nom de famille et ta-gen, qui signifie grand homme, est le titre donné aux personnages importants. Sen-tchen ou lettré était le nom chinois des attachés et des interprètes de la légation.