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plus de bruit possible pour marquer leur joie. L’épouse doit faire quatre génuflexions devant son époux et maître qui vient la recevoir ; puis les deux conjoints font leurs prières devant l’autel des ancêtres, accomplissent les libations prescrites, et boivent le vin consacré dans la même coupe. Un grand repas ou se réunissent les hommes des deux familles achève la journée ; les femmes mangent de leur côté, et c’est seulement dans la chambre nuptiale que l’épouse enlève le voile sous lequel sont cachées pendant toute la cérémonie sa figure et sa taille.

Le type convenu de la beauté chinoise a été très-exagéré et presque dénaturé par les peintures grotesques qu’on fabrique à Canton pour l’exportation européenne. Beaucoup de Chinoises ont le teint et tous les attraits des créoles ; une main petite et charmante, de jolies dents, des cheveux noirs superbes, la taille longue, mince et souple ; leurs yeux, un peu relevés vers les tempes, donnent à leur physionomie quelque chose de piquant ; leur grâce indolente et leur mignardise sont loin d’être sans charmes. Deux choses leur nuisent beaucoup, l’étrange abus du fard dont elles se couvrent la figure et qui détruit leur beauté de bonne heure ; et surtout la mode des petits pieds qui paraît ridicule et repoussante à un Européen.

Cet usage barbare, beaucoup moins commun à Pékin que dans les provinces du sud, a été vivement combattu par les empereurs mandchoux, qui ont rendu plusieurs fois des édits sévères contre ce système de mutilation. Les dames tartares et chinoises qui composent la cour des impératrices, ainsi que les femmes des nombreux fonctionnaires qui résident dans la capitale, ont conservé leurs pieds naturels, mais telle est la force de la mode, que beaucoup d’entre elles ont adopté le brodequin de théâtre avec lequel il est tout aussi difficile de marcher. Dans ces chaussures, un haut talon fixé sous la plante des pieds dissimule leur forme naturelle et force celle qui les porte à s’appuyer seulement sur l’extrémité des doigts. Les brodequins de contrebande sont employés aussi les jours de fête par les femmes du peuple qui, forcées de conserver leurs pieds naturels pour aider leurs maris dans leurs pénibles travaux, se donnent au moins le plaisir d’avoir de temps en temps la démarche à la mode.

Coiffure de jeune fille. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

La mutilation qu’on fait subir aux femmes chinoises remonte à une haute antiquité. On prétend qu’une impératrice née avec le pied-bot imposa cet usage aux dames de sa cour, et que de là il se répandit dans tout l’empire. Ce qu’il y a de certain, c’est que la jalousie des hommes, la paresse et la vanité des femmes le firent adopter généralement. Avoir un petit pied, c’est prouver qu’on est riche, qu’on peut vivre sans rien faire puisqu’on est dans l’incapacité de travailler. Une Chinoise de bonne famille se croirait déshonorée si ses parents n’avaient pas pris soin de la déformer. D’ailleurs elle se marierait difficilement, car un pied long de deux ou trois pouces est un de ces charmes irrésistibles que les poëtes indigènes ont célébré sur tous les tons de l’enthousiasme.

Les habitants des villes de la côte qui sont en rapport journalier avec les Européens répondent aux observations qu’on leur fait à ce sujet en se moquant de la compression exagérée que nos dames font subir à leur taille ; leur argument, qui ne manque pas d’à-propos et de justesse, a souvent embarrassé leurs interlocuteurs.

Dès qu’une petite fille a atteint l’âge de six ans, sa mère lui comprime les pieds au moyen de bandelettes huilées : le pouce est replié sous les quatre autres doigts qui sont rabattus eux-mêmes sous la plante du pied. Ces ligatures sont serrées de plus en plus tous les mois, et on arrive ainsi, lorsque la jeune fille est adulte, à faire prendre à son pied la forme d’un poing fermé. Les conséquences de cette mutilation sont souvent graves, en interrompant la circulation et en amenant des plaies difficiles à guérir. Aussi existe-t-il une corporation de pédicures : ce sont de vieilles femmes, qui, sous prétexte des soins à donner, pénètrent dans toutes les maisons, où en réalité elles servent aussi d’intermédiaires pour les mariages. C’est par elles qu’on a pu avoir ces détails, car une Chinoise, à quelque classe de la société qu’elle appartienne, et quelque peu honnête que soit d’ailleurs sa conduite, ne ferait voir à aucun prix son pied nu ; ce serait même l’offenser que de chercher à voir ses brodequins. On conçoit aisément quelle peine les femmes doivent avoir à marcher. Elles s’avancent en sautillant, les bras étendus en guise de balancier ; on dirait qu’elles sont montées sur des échasses.