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Quoi qu’il en soit, boue ou poussière, les roues des voitures en ont jusqu’au moyeu, en sorte qu’on se trouve exposé à ces deux alternatives également désagréables : d’être noyé l’hiver ou asphyxié l’été.

Nous avons remarqué qu’il en est de même de la plupart des petites villes d’Espagne : les routes qui les traversent sont dans l’état le plus pitoyable, tandis qu’au dehors elles sont passablement entretenues. Ce fait s’explique facilement : l’entretien des routes est à la charge de l’État, tandis que celui des tronçons qui traversent les villes regarde la municipalité ; et les ayuntamientos n’ont pas l’habitude de faire des folies pour cette partie de leur budget.

Le train venait de quitter Albacete : nous saluâmes de nouveau, au passage, le château mauresque de Chinchilla, la pyramide élevée au milieu du champ de bataille d’Almanza, et nous ne tardâmes pas à dépasser la venta de la Encina (l’auberge du Chêne vert), où se bifurquent les deux lignes, laissant sur notre gauche l’embranchement qui se dirige vers Valence.

Ruines du château de Chinchilla.

Après avoir passé la station de Caudete, éloignée d’une lieue de la petite ville de ce nom, nous nous arrêtâmes à celle de Villena. Villena fut le berceau d’une célèbre famille espagnole qui joua un très-grand rôle au quinzième siècle, et dont le souvenir est très-populaire dans le pays. Le premier marquis de Villena laissa de nombreuses poésies, dont il n’est resté que fort peu de chose : de son vivant, il passait pour être quelque peu sorcier et magicien ; aussi après sa mort, le roi de Castille fit brûler par un moine dominicain deux chariots pleins de livres, dont une partie était composée par lui, et qu’on regardait comme des ouvrages traitant de magie.

C’est à l’histoire de don Enrique de Villena que se rattache celle du fameux trovador Juan Macias, gentilhomme de sa suite, dont les aventures ont été si souvent chantées par les poëtes espagnols. Juan Macias s’était épris d’une jeune fille de la maison du grand maître de Calatrava, et avait obtenu d’elle la promesse de sa main. Pendant une absence que fit le fiancé, le marquis donna la jeune fille en mariage à un autre gentilhomme. Quand Macias fut de retour, il apprit avec désespoir la trahison de sa fiancée ; cependant celle-ci, qui avait été contrainte, ne tarda pas à se justifier. Le mari irrité se plaignit à don Enrique de Villena, qui ordonna que Macias fût enfermé dans le château d’Arjoncilla, non loin de Jaën ; néanmoins sa captivité ne le mit pas à l’abri de la jalousie de son rival qui, un jour, l’ayant entendu chanter quelques strophes à la louange de sa dame, le perça de sa lance à travers les barreaux de la prison.

Le romancero espagnol est rempli d’aventures de ce genre : celles de Juan Macias ont inspiré Lope de Vega, qui y a puisé le sujet d’une de ses innombrables pièces intitulée : Porfiar hasta morir, c’est-à-dire : Persister jusqu’à la mort ; depuis, la même histoire a servi de thème à un autre drame : El Español mas amante, y desgraciado Macias.

La petite ville de Villena, aux rues étroites et tortueuses, conserve encore quelques vieilles maisons dont l’aspect est bien en harmonie avec ces légendes du moyen âge ; son château, qui a joué un certain rôle pendant la guerre de succession et pendant celle de l’indé-