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témoins, ils sont exposés à recevoir des coups de rotin, suivant que leur déposition plaît ou ne plaît pas ; en général les dépositions les plus longues sont celles qui plaisent le moins au mandarin ; car il a une foule d’affaires à expédier, et son temps ne suffirait pas à les examiner toutes dans leurs plus petits détails. Aussi la condamnation ou l’acquittement dépendent-ils des officiers de justice subalternes qui ont préparé la procédure d’une manière favorable ou contraire à l’accusé suivant qu’ils en ont reçu plus ou moins d’argent.

Le droit d’appel existe : le condamné peut en référer au prétoire de la province et même jusqu’à Pékin à la cour de cassation, mais les difficultés sont telles, les chances de succès si minimes, les distances si grandes, que les affaires criminelles se jugent presque toutes dans les tribunaux des mandarins chargés de l’administration locale. On trouve dans la loi chinoise une disposition qui pourrait être de nature à mitiger les excès de pouvoir des juges départementaux : les mandarins ne sont justiciables que de l’empereur et de la cour suprême pour les délits ordinaires ; mais le privilége cesse quand ils ont commis un des grands crimes spécifiés par le Code, tels que rébellion, désertion, parricide, inceste, lèse-majesté, et même, quand un juge ou le président d’un prétoire sont convaincus par suite d’appel d’avoir rendu un arrêt erroné, ils sont condamnés à recevoir un certain nombre de coups de rotin. Mais, pour en arriver là, combien en ont-ils fait distribuer à tort et à travers ?

Il existe en Chine un grand nombre de lois disséminées dans les édits impériaux, dans les recueils de jurisprudence, dans les livres canoniques, mais il n’y a pas, à vraiment parler, de code civil, ni pénal. Les magistrats ont la plus complète latitude pour interpréter la loi qui est d’une grande élasticité, parce qu’elle est mal définie.

Le principal recueil de jurisprudence est le livre des lois de la dynastie des Tsing ; il a été traduit en anglais sous le titre inexact de Code pénal chinois. Il est divisé en sept sections : lois générales, civiles, fiscales, actuelles, militaires, criminelles et lois sur les travaux publics. À ce livre est annexé un traité de médecine légale qui a la prétention de déterminer par l’examen de certains signes physiques s’il y a eu crime, comment et dans quelle circonstance le crime a été commis. Ainsi un noyé qui a été tué ou étouffé, avant d’être jeté à l’eau, doit avoir la plante des pieds entièrement décolorée et l’écume à la bouche, sinon la mort a été volontaire ou accidentelle ; il y a aussi un moyen, grâce à certaines préparations pharmaceutiques, de faire reparaître sur un cadavre les coups et les blessures qui ont amené la mort. Le but de ce traité, où on trouve beaucoup de fables au milieu d’observations ingénieuses, est de remplacer les autopsies auxquelles répugnent extrêmement les mœurs chinoises.

Quelques-unes des lois contenues dans le recueil des Tsing méritent d’être citées : la loi sur la trahison est atroce. Est coupable de trahison tout individu qui a trempé dans un complot ayant pour but de troubler l’État, et d’attenter à la personne ou à la propriété du souverain. Le coupable est condamné à subir la mort lente, c’est-à-dire aux plus affreux supplices. Tous ses parents mâles jusqu’au troisième degré doivent avoir la tête tranchée. Tous les individus convaincus de connivence, soit en ne dénonçant pas l’inculpé, soit en approuvant ses tentatives criminelles, sont frappés de la même peine. Ainsi la loi chinoise prescrit la destruction de toute la famille dont un des membres s’est rendu coupable du crime de haute trahison, et, de plus, elle admet la complicité morale avec toutes ses conséquences effroyables puisque l’approbation même tacite est considérée comme un crime.

Une loi étrange, est celle qui rend responsable tout propriétaire d’un terrain ou est trouvé un cadavre : en pareil cas, il doit une indemnité à la famille de la victime, qui, si elle n’a pas été satisfaite, peut le traduire devant le tribunal. Cette loi amène de nombreux abus ; on a vu des mandarins prévaricateurs s’entendre avec des parents avides pour dépouiller par de longs procès et au moyen de difficultés juridiques un riche propriétaire qu’on faisait passer par toutes les frayeurs de la loi criminelle. Aussi, quand un Chinois veut se venger de quelqu’un, il ne peut mieux faire que de déposer furtivement un cadavre la nuit sur son immeuble ; on a même vu des gens aller se tuer par vengeance dans le jardin, dans la maison, dans la chambre de leur ennemi.

Une autre loi plus rationnelle rend responsable le maître de la mort de ses serviteurs : si un de vos domestiques est mort, vous devez prouver qu’il a été bien soigné, bien nourri, et qu’aucune brutalité, ni aucune négligence n’a causé son décès.

Tout coupable qui avoue a droit à une réduction de peine. Un contumace qui livre son complice plus criminel que lui est gracié.

Parmi un grand nombre d’autres lois, telles que celles contre les solliciteurs d’emploi, contre les concurrences déloyales, contre les marchands qui vendent à faux poids, les lois relatives au mariage, au respect des vieillards, les unes sont empreintes d’une cruauté excessive, d’autres sont bizarres, il y en a enfin d’ingénieuses et de libérales, mais tous ces détails spéciaux nous entraîneraient bien au delà du cadre de ce recueil : disons seulement qu’on trouve dans le Code chinois les circonstances atténuantes, la non-rétroactivité, le droit de grâce du souverain, le droit d’appel aussi étendu que possible. Il est vrai que tout cela est mal combiné, mal appliqué, et a dégénéré par suite du relâchement de la centralisation administrative en une réelle tyrannie et une prévarication sans pudeur de la part des magistrats chargés de la justice. L’autorité ayant perdu sa force, le peuple vit comme il l’entend, sans se préoccuper des lois que les magistrats appliquent suivant leur caprice. Voila où en est réellement arrivée de notre temps la savante organisation judiciaire des Chinois, qui a été beaucoup trop préconisée.