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dorades aux écailles d’or et d’argent se jouent à la surface de l’eau et sautent pour attraper les mouches luisantes qui forment des chœurs aériens ; de temps en temps des tortues, effrayées par notre passage, se laissent tomber dans le lac, semblables à de grosses pierres qui roulent ; des petits oiseaux gazouillent sur les longues branches de saules pleureurs et de peupliers argentés. Le spectacle de ce paysage enchanteur me fit une vive impression ; je ne crois pas avoir vu dans aucun autre pays du monde un parc où la nature secondée par l’art, se soit présentée à moi sous des dehors aussi séduisants.

« Une réception amicale m’attendait : on me fit entrer dans la salle des visiteurs, et l’on plaça devant moi tous les rafraîchissements compatibles avec les règles du jeûne bouddhique. Je passai le reste du jour à visiter les jardins et les nombreux édifices qu’ils renferment ; puis, la nuit venue, on me servit à souper dans la chambre vaste et commode qu’on m’avait assignée.

« Le lendemain j’assistai à un service religieux, pendant lequel je fus frappé de l’ensemble et de l’harmonie des chants sacrés. Parmi les cinquante bonzes qui faisaient partie de la communauté, il y avait des enfants qui n’avaient pas quinze ans et des vieillards plus qu’octogénaires : ces fraîches voix de soprano mêlées à des basses caverneuses produisaient une psalmodie assez mélodieuse, quoique un peu monotone. J’assistai aussi dans le temple à une cérémonie bizarre, où de vieilles dévotes vinrent offrir des bâtons de parfums et des cierges à l’idole du Bouddhâ. Le grand prêtre leur fit l’imposition des mains, pendant qu’elles allumaient leurs offrandes et se prosternaient en frappant le parvis du front. Ces cierges, que j’examinai après coup, sont faits avec de la bouse de vache mêlée avec de la cire et des résines odoriférantes ; ils se composent d’une sebille de bois, au fond de laquelle sont attachés trois bâtons de cire, un perpendiculaire et deux autres formant le cône ; trois plus petits bâtons sont placés horizontalement, de manière que le cierge se compose de sept becs de flamme alimentés par des mèches nitrées : on dirait un if en miniature.

Bonze se torturant dans un temple. — Dessin de Mettais d’après une peinture chinoise.

« Je visitai ensuite des grottes, où vivent cinq ou six fanatiques devenus complétement étrangers au monde extérieur et qui, absorbés dans leurs niches par une conversation intime avec le Bouddhâ, ne paraissent jamais que dans les postures de la dévotion la plus outrée. Ce sont les saints de la communauté, dont la présence lui assure la vénération des fidèles. Deux d’entre eux s’étaient infligé volontairement des supplices ridicules : l’un avait suspendu à sa poitrine et à son bras gauche, au moyen de deux crochets de fer qui paraissaient s’enfoncer dans ses chairs saignantes, des lampes à trois et à cinq becs, qu’il faisait brûler pour la rédemption des hommes ; l’autre était debout, les deux bras et les deux jambes écartés, retenus dans cette position gênante par de lourdes chaînes attachées au plafond. Il devait rester ainsi trois mois durant. Je ne fus pas dupe de ces prétendues mortifications ; le bonze aux lampes avait collé sur son front un morceau de peau couleur de chair, dans lequel était fixé le crochet, et le sang qui découlait n’était probablement que du sang de poulet ; quant à celui qui faisait l’X, je le reconnus dans la foule des bonzes qui me reconduisirent à mon départ ; ses trois mois de position forcée n’avaient pas duré longtemps. Je n’en parus pas moins admirer le dévouement dont faisaient preuve les deux patients pour racheter nos péchés, et je déposai, pour ma part, dans le bassin des aumônes une généreuse offrande.

« Deux choses m’étonnèrent encore plus que ces jongleries religieuses : ce furent le moulin à prières et le mode de sépulture adopté par les bonzes. Le moulin à prières ou la prière tournante, comme on l’appelle, ressemble assez à un dévidoir ; on y attache des banderoles d’étoffe ou de papier, sur lesquelles sont imprimées les prières qu’on veut adresser au ciel ; puis le postulant fait tourner le moulin de sa main droite, tandis que la gauche est appuyée sur son cœur. Au bout d’un quart d’heure de cet exercice, quand il a été fait avec la contrition et la rapidité suffisantes, on s’est acquis, à ce qu’assurent les bonzes, les indulgences divines. Il existe d’autres moulins encore plus ingénieux et plus commodes pour les paresseux qui peuvent rester couchés et