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sa lime dont l’autre bout était maintenu par un anneau ; il faisait ainsi œuvre de tous ses membres à la fois.

« Le barbier était chargé par devant d’une table et d’un escabeau en bois, auxquels faisait contre-poids par derrière un lourd bassin en cuivre retenu par trois cordes, à une desquelles était pendu un petit tam-tam annonçant par son tintement continuel sa présence aux pratiques. Il passait, courbé sous le poids de son bagage ! Un amateur se présente pour se faire raser la tête : en un clin d’œil le frater a placé sa table à deux pas du forgeron, il la cale avec un peu de boue, fait asseoir le patient sur l’escabeau, la figure tournée vers la forge qui vomit des étincelles, lui rabat le cou sur son genou en l’empoignant par sa queue qu’il enroule autour de son poignet, et, après lui avoir mouillé la tête avec de l’eau tiède, il lui frotte la nuque à tour de bras ou plutôt de main pour remplacer le savon absent et lui attendrir l’épiderme, enfin il tire de sa ceinture un rasoir en fer non poli qui a l’air d’un sabre, vu sa dimension et sa forme, et commence l’opération.

« À côté du barbier, un restaurateur ambulant s’est établi, sans se soucier de ce voisinage compromettant pour la propreté de sa cuisine qu’il porte suspendue avec le sac aux provisions à un long bâton de bambou. Il allume son fourneau, et annonce avec béatitude qu’il va offrir au public le thé merveilleux qui donne une longue vie, les tranches de la pastèque céleste qui inspirent la sagesse, l’eau-de-vie de sorgho qui donne le courage aux cœurs faibles, accompagnés de petits poissons et de gâteaux frits à la graisse, le tout pour le prix extraordinaire de vingt sapèques par consommateur.

« Un peu plus loin, l’odorat est désagréablement affecté par le contenu de hottes portées à dos par deux hommes ! Ils viennent de vider l’intérieur d’une de ces petites maisonnettes en paille élevées par les soins de l’édilité sur tous les points populeux de la ville. Ces hommes agitent une sonnette pour avertir de leur présence ; ils font leur service gratuitement, ce genre d’engrais étant très-recherché pour l’agriculture.

« Une bande de mendiants aveugles, et dans un costume plus que léger, car ils ont oublié leurs caleçons, passent en se tenant la main. Des enfants jouent au Mont-de-Piété ; l’un d’eux, qui a orné son nez d’une énorme paire de lunettes en papier, représente le prêteur sur gage impitoyable… Il manie avec dédain les objets que lui présentent ses camarades, offre des prix au rabais, et discute comme un vieux marchand consommé. Des porteurs d’eau poussent un cri strident, en maintenant d’une main l’équilibre de leurs seaux suspendus à un cerceau recourbé, tandis que de l’autre ils s’éventent avec célérité. Le marteau du forgeron retentit, le tam-tam du barbier tinte continuellement, la friture frémit dans la poêle du restaurateur, les mendiants nasillent leurs misères, les enfants poussent de joyeux éclats de rire, la foule trépigne, hurle, se presse, se démène !

« Un orateur populaire s’est établi à l’ombre d’un arbre : monté sur une grosse pierre de taille, il harangue les passants du haut de cette tribune improvisée ; c’est un aspirant lettré, qui n’a jamais pu se faire recevoir aux premiers grades, et qui, n’ayant appris aucun métier manuel, gagne sa vie en récitant les vers des poëtes et les chroniques des sages du temps passé.

« Le Tchou-chou-ti ou lecteur public a le privilége d’attirer la foule autour de lui ; car les Chinois, même ceux des classes inférieures, ont la passion des choses littéraires, et quittent volontiers des divertissements grossiers pour écouter la lecture des passages les plus intéressants et les plus dramatiques de leur histoire nationale. À l’aspect des physionomies, à l’approbation qui se manifeste vivement, on comprend tout l’intérêt que le peuple attache à ces récits historiques. Le Tchou-chou-ti s’arrête, quand il est fatigué, et profite des entr’actes pour faire une quête qu’il accompagne, afin d’exciter ses auditeurs à la générosité, de commentaires sur la charité et les vertus privées des humbles, sur les vices et les iniquités des puissants qui oppriment le monde. Ces espèces de clubs en plein vent existent partout en Chine : ils sont tellement passés dans les habitudes que la police ne songe pas à y mettre obstacle. Voilà qui est singulier dans un pays où le despotisme a jeté de si profondes racines !

« L’Avenue du Centre ne présente pas un spectacle aussi animé dans tout son parcours. Dès qu’on passe le carrefour qu’elle forme avec l’Avenue de Cha-Coua, les maisons deviennent plus rares et la foule moins nombreuse. À la hauteur des dernières habitations se trouve un pont suspendu jeté à une certaine hauteur et qui fait communiquer ensemble deux rues parallèles. Ce pont est solidement construit en pierre et en bois.

« Je descendis de cheval, et je montai les deux longs escaliers qui conduisent au sommet pour jouir de la perspective de l’Avenue du Centre qu’il sépare à peu près en deux parties égales.

« La première, qui s’étend jusqu’à la porte de Tien, était celle que je venais de parcourir ; c’est le centre le plus populeux de la Ville Chinoise. L’autre, qui passe entre les deux enceintes des temples du Ciel et de l’Agriculture, va aboutir à l’extrémité méridionale des remparts près de la porte de Ioung-ting ; elle est presque inhabitée, ou du moins, si quelques maisons bordent l’avenue, des champs cultivés s’étendent autour. Du haut de ce pont, on aperçoit, au-dessus des grandes futaies de leurs parcs, les coupoles rondes des deux temples, et à droite et à gauche de vastes plaines plantées en sorgho, en maïs, et en blé ; des maisonnettes de paysans, les clochetons de quelques pagodes, et les minarets du cimetière musulman varient un peu la monotonie du point de vue que bordent à l’horizon comme un rideau sombre les hautes murailles de la ville.

« Un industriel d’un nouveau genre s’était établi avec son attirail au pied du parapet du pont : c’était un diseur de bonne aventure. Il était assis devant une table, aux deux bouts de laquelle étaient des lanternes allumées quoiqu’il fît plein jour, profusion de lumière dont je n’eus pas l’occasion de m’expliquer le motif, car il ne le savait pas lui-même ; tel était l’usage, à ce qu’il m’assura !