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virons de Pékin, qui avaient été arrêtés tout récemment, et dont l’exécution remontait seulement à la veille de notre promenade. On avait fabriqué des cages neuves pour l’exposition de ces têtes humaines qui, n’ayant subi aucune atteinte de décomposition, n’exhalaient encore aucune odeur fétide.

« Quelques jours auparavant, à ce qu’on m’a raconté depuis, un des jeunes gens de la Légation avait passé par ce carrefour, et avait été obligé de fuir devant l’odeur empestée qui s’échappait des débris humains en putréfaction ! Les cages pourries s’étaient disloquées et disjointes. Quelques têtes pendaient accrochées aux barreaux par leur longues queues, d’autres étaient tombées à terre au pied des mâts.

« Tel est l’usage impitoyable de la loi chinoise, indigne d’un peuple aussi avancé en civilisation. Mais ces barbares coutumes remontent aux temps les plus éloignés : elles sont passées dans les mœurs, et les Chinois vaquent tranquillement à leurs affaires au moment des exécutions. Tandis que nous fuyions ce sinistre spectacle, la foule affairée des acheteurs et des revendeurs criait, se disputait, marchandait, sans même daigner jeter un coup d’œil à ces têtes de mort suspendues au-dessus des leurs.

« Je respirai enfin quand nous eûmes mis quelques centaines de pas entre nous et le carrefour des exécutions.

« J’avais hâte, toutefois, de rentrer à la Légation, et nous tournâmes à gauche pour éviter de faire un grand détour, en allant rejoindre la Grande Avenue du milieu de la Ville Chinoise par le carrefour qu’elle forme avec celle de Cha-Coua, dans laquelle nous nous trouvions.

« Cette rue, dont j’ai oublié le nom, va aboutir à la Grande Avenue, près de la porte de Tien-Men, mais elle est tellement étroite, tellement encombrée de gens et d’animaux, et elle fait tant de détours, que nous mîmes beaucoup plus longtemps à la parcourir, que si nous avions suivi tout droit par les avenues.

« À moins d’avoir du temps à perdre et de vouloir faire un voyage de découverte, ce qu’il y a de mieux à Pékin, c’est de ne pas quitter les larges chaussées qui sillonnent la ville aux quatre points cardinaux. Dans le cas contraire, on sait quand on part, mais on ne peut jamais prévoir quand on arrivera.

« La rue que nous venions de prendre, et que j’appellerai la rue des Bimbelotiers ou des Libraires, à cause du genre de commerce auquel se livrent ses habitants, est une de celles où la circulation est le plus difficile : à chaque pas, nous rencontrions des processions, des mariages, des enterrements, une foule pressée de badauds entourant des faiseurs de tours, des sorciers, des médecins ou des revendeurs au rabais.

« Les maisons, à un seul étage, sont toutes formées d’un magasin, avec une arrière-pièce servant de logement ; on y voit des livres empilés dans des rayons ou à terre, des estampes pendues au plafond, des peintures et des cartes de géographie en rouleaux, des caricatures et des affiches collées au châssis de la devanture ; dans ces boutiques de libraires, on vend et on loue des journaux, entre autres la Gazette de Pékin ; dans quelques-unes, on remarque à la place d’honneur de vieux livres coloriés ou des peintures sur feuilles d’arbres ; ces peintures qui sont toujours d’un prix très-élevé, s’obtiennent, en faisant macérer les feuilles pour en enlever la partie compacte, après quoi on les couvre d’un enduit en poussière de talc, et, quand le tout est bien séché et bien homogène, on y trace des dessins colorés d’une manière très-vive et très-agréable à l’œil.

« Les boutiques de bimbelotiers et de merciers exposent des verroteries, des petits bijoux, des boutons, des épingles, des bracelets en jade, de la mercerie et tous les objets à bon marché qui servent aux gens du peuple.

« Mais quelle est cette bruyante musique qui se fait entendre ? Ce charivari de flûtes, de trompes, de tam-tams et d’instruments à cordes a lieu pour célébrer les funérailles d’un des plus riches marchands du quartier !

« Voici sa porte devant laquelle l’administration des pompes funèbres (il y en a une à Pékin) a établi un arc de triomphe avec une carcasse de bois, recouverte de vieilles nattes et de pièces d’étoffes. La famille a installé les musiciens à la porte pour annoncer sa douleur, en écorchant les oreilles des passants.

« Nous pressons le pas pour ne pas nous trouver arrêtés au milieu de l’interminable cortége d’un enterrement : le plus beau jour de la vie d’un Chinois, c’est le jour de sa mort ; il économise, il se prive de toutes les aisances de la vie, il travaille sans repos ni trêve pour avoir un bel enterrement.

« Nous ne sortirons pas de cette maudite rue ! Voici un grand rassemblement qui nous barre le passage : on vient de placarder des affiches à la porte du chef de la police du quartier ; on les lit à haute voix, on les déclame sur un ton ampoulé, pendant que mille commentaires, plus satiriques, plus impitoyables que le texte, se produisent au milieu des éclats de rire.

« Qu’a fait ce malheureux pour provoquer la vindicte populaire ?

« Cette liberté de la moquerie, de la pasquinade, de la caricature, appliquée aux mandarins et aux dépositaires de l’autorité est un des côtés les plus originaux des mœurs chinoises ; dans ce pays ou un magistrat quelconque dispose si facilement de la vie de ses administrés, sous un prétexte de haute trahison ou de lèse-majesté, il lui est impossible de se soustraire à la satire populaire, qui le poursuit jusque dans sa maison, dans ses habitudes, dans son costume, dans ses mœurs.

« En Chine, on est libre d’imprimer et d’écrire ce que l’on veut ; beaucoup de gens ont chez eux des presses mobiles, dont ils ne se font pas faute de faire usage, quand ils en veulent à quelque fonctionnaire. Les rues sont littéralement tapissées d’affiches, de réclames, de sentences philosophiques. Un poëte a-t-il rêvé la nuit quelque strophe fantastique, vite il l’imprime, en gros caractères, sur du papier bleu ou rouge, et il l’expose à sa porte, c’est un moyen ingénieux de se passer d’é-