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destinée à rechercher les traces du voyageur disparu et à recueillir des informations certaines sur sa destinée. Il pouvait, après tout, être retenu captif au fond de ces contrées barbares ; et si sa mort devait devenir une triste certitude, la science était intéressée à ce que l’on cherchât au moins à recouvrer ses papiers, et à poursuivre l’exploration qu’il n’avait pu terminer.

C’est sous cette inspiration qu’en 1860 une commission scientifique fut organisée à Gotha sur de larges bases. Une souscription publique, à laquelle l’Allemagne tout entière prit part d’un seul élan, pourvut amplement au côté pécuniaire de l’entreprise. Toutes les sciences y furent représentées par des hommes éprouvés, l’astronomie, la physique terrestre, l’histoire naturelle, la géologie, l’ethnographie, la linguistique, et l’expédition fut placée sous la conduite de M. de Heuglin, qu’un long séjour antérieur dans le Soudan égyptien, joint à de hautes qualités d’observateur, avaient désigné pour cette distinction si honorable. La route tracée au gros de l’expédition devait la conduire à la mer Rouge par Alexandrie et Suez, et de la mer Rouge à Khartoum (la capitale du Soudan égyptien) par le port de Massâoua et les parties peu connues de la haute Nubie qui confinent à l’Abyssinie du côté du nord. C’était à Khartoum que devaient commencer, à vrai dire, les travaux sérieux de l’expédition. De ce point central, qui devenait comme leur base d’opérations, les voyageurs pousseraient à l’ouest vers le Dârfour, et du Dârfour sur le Ouadây et les autres contrées de cette vaste région intérieure, où chaque pas serait une acquisition pour la science dans quelque direction qu’on se portât. Ajoutons que dans le même temps un voyageur isolé, M. Moritz de Beurmann, qui venait d’offrir spontanément son concours au comité de Gotha, devait se porter à la rencontre de M. de Heuglin en traversant le Fezzan et en gagnant le Bornou pour remonter de là au nord-est vers le Ouadây, c’est-à-dire en reprenant l’itinéraire même que Vogel avait suivi.

Tel était le plan tracé par les organisateurs de l’expédition. Tout y était mûri, bien combiné, sagement prévu, tout, sauf les mille incidents qui, dans de pareilles entreprises, échappent à la sagesse humaine. Les voyageurs, on le savait, auraient à lutter contre les hommes, le pays et le climat ; mais on pouvait espérer qu’une grande prudence, unie à une grande résolution, écarterait les périls et surmonterait les obstacles. Hélas ! les obstacles et les périls ont été plus forts que les hommes, et le but lointain que l’on s’était posé, le mystérieux Ouadây, n’a pas même été entrevu. Un des voyageurs, M. de Beurmann, est tombé, comme Vogel dont il suivait la trace, sous le fer des assassins ; et, du côté du Nil, l’expédition principale n’a pas cru pouvoir s’avancer même jusqu’au Dârfour. La commission, revenue à Khartoum qu’elle avait dépassé à peine, s’est dissoute, et quelques-uns de ses membres se sont portés individuellement en différentes directions, tandis que les autres reprenaient le chemin de l’Europe.

Voilà, dans son ensemble, le bilan de l’expédition. Au commencement de mars 1861, elle prenait terre à Alexandrie ; quatorze mois plus tard, en mai 1862, la commission, désorganisée, avait renoncé à toute opération collective.

Est-ce à dire qu’elle aura été stérile, et ces quatorze mois n’auront-ils donné rien à la science ? Loin de là. Éprouvée, scindée, hâtivement dissoute comme elle l’a été, cette expédition n’en comptera pas moins parmi celles qui, de nos jours, auront le plus activement contribué à l’avancement de la géographie africaine.

Ce résultat n’est pas dû seulement à l’excellent choix, à la valeur individuelle des membres de l’expédition ; il provient aussi en grande partie de l’activité scientifique du comité organisateur. En d’autres termes, les fruits de l’expédition sont tout à la fois dans les travaux qu’elle a produits et dans ceux qu’elle a provoqués.

Au milieu des circonstances favorables ou contraires que l’expédition a traversées, le zèle des voyageurs ne s’est pas un instant ralenti. Nul d’entre eux, chacun dans sa sphère, même quand le lien commun a été dissous, ne s’est refroidi dans son ardeur d’investigation. Les travaux de la mission ont commencé du jour même où elle a touché le sol africain ; et comme une excellente mesure de prévoyance avait décidé que les notes et les journaux personnels des explorateurs seraient envoyés en Europe par chaque occasion, il en est résulté, entre la mission et le comité, une correspondance scientifique en quelque sorte journalière. Cette correspondance, riche de faits nouveaux, embrasse d’une part le Delta du Nil, quelques parties de l’isthme, la mer Rouge, la Nubie supérieure, le nord de l’Abyssinie et le Kordofan ; et d’autre part, avec les envois de M. de Beurmann, le pays de Barkah, le Fezzan et les oasis intermédiaires. Des deux côtés nous avons là nombre de mémoires du plus haut intérêt pour les sciences physiques et naturelles, pour la géographie positive et pour l’ethnographie. La partie la plus riche et la plus neuve est celle qui touche à la haute Nubie, c’est-à-dire aux contrées jusque-là si peu connues qui longent au nord la frontière de l’Abyssinie. Cette région, placée sur la route que l’expédition avait à traverser entre la mer Rouge et le Soudan oriental, n’avait, dans le plan primitif, qu’une importance secondaire ; par le fait, elle est devenue la grande affaire de la mission et sa conquête capitale. Ce qui a surtout contribué à donner à cette partie des études locales de la mission allemande le beau développement qu’elle a pris, c’est l’adjonction de M. Werner Munzinger, un jeune Suisse plein d’ardeur et d’instruction, qui résidait à Massâoua depuis plusieurs années, et que ses investigations antérieures sur les territoires et les tribus limitrophes de l’Abyssinie préparaient admirablement à l’exploration complète qu’il en a pu faire avec les autres membres de l’expédition. C’est une excellente acquisition scientifique ; car ces parties maintenant si obscures de la haute Nubie ont un très-grand intérêt pour l’ethnologie générale du nord de l’Afrique, et même pour plusieurs chapitres importants de l’histoire du monde ancien.