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et le disque du soleil nous était encore caché par l’énorme cône neigeux du Mulahacen ; enfin il s’éleva radieux au-dessus des neiges éternelles, et baigna de lumière l’immense paysage qui s’étendait sous nos yeux ; il n’est peut-être pas en Europe un spectacle comparable à celui dont on jouit du haut des sommets de la Sierra Nevada, ni une vue aussi étendue : au nord s’élevaient les sierras de Baza et de Segura, au couchant celles de Tejeda et de Ronda, et plus loin encore les montagnes de l’Estrémadure, peu éloignées du Portugal ; la Sierra Morena, justifiant son nom, dessinait à l’horizon ses dentelures sombres ; la chaîne de Gador et une partie de la sauvage Alpujarra s’élevaient à nos pieds dans la direction du midi, et plus loin, de l’autre côté de la Méditerranée, nous distinguions dans une brume transparente les montagnes noires qui s’élèvent sur la côte africaine. Nos guides nous assurèrent que lorsque le vent est du sud on entend distinctement le bruit de la mer.

Le Picacho de Veleta doit son nom à une vigie (veleta) établie autrefois au sommet de la montagne, dans une atalaya ou tour d’observation dont on voit encore les ruines ; les signaux se transmettaient de cime en cime jusqu’à Grenade, au moyen de feux allumés pendant la nuit. Le Mulahacen est le plus haut pic de la Sierra Nevada ; le Picacho de Veleta ne vient qu’en seconde ligne[1], et cependant la vue du dernier est beaucoup plus magnifique et l’horizon beaucoup plus étendu, le Picacho masquant une grande partie de la côte de Barbarie. Nous renonçâmes donc à faire l’ascension du Mulahacen, où nos neveros nous proposaient de nous accompagner, et qui nous aurait pris deux ou trois jours de plus.

Un nevero de la Sierra Nevada. — D’après une photographe de M. G. de Beaucorps.

Il fallait, malgré l’admiration qui nous clouait sur place, songer à opérer notre descente ; elle fut plus difficile que la montée, et nous avions parfois le vertige en franchissant d’étroits sentiers qui surplombaient au-dessus d’un abîme ; mais nos machos avaient le pied sûr, et nous nous en tirâmes sans accident. Nous ne manquions pas de nous faire indiquer par nos guides les noms des différents puertos (passages) ou desfiladeros (défilés) que nous apercevions ; quelques-uns de ces noms sont très-pittoresques, comme le Montayre, — la montagne de l’air ; le Puerto del Lobo — le passage du Loup ; la cueva del Ahorcado, — la grotte du Pendu, et autres noms également significatifs.

De retour à Grenade, nous dîmes adieu à notre brave Ramirez et aux autres neveros, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Le senor Pozo et sa femme, qui commençaient à concevoir des inquiétudes sur le compte de leurs hôtes, nous virent revenir avec les plus grands signes de joie, et il fallut leur raconter tous les détails de notre ascension. Enfin, après quelques jours consacrés au repos et à de nouvelles visites à l’Alhambra, nous nous résolûmes, non sans regrets, à dire adieu, ou plutôt au revoir, à notre chère Grenade, et nous allâmes retenir nos places à la diligence de Jaen.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. D’après les géographes espagnols, la hauteur du Mulahacen est de trois mille six cent cinquante-deux mètres, et celle du Picacho de Veleta de trois mille cinq cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer.