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intéressants. La plus jeune des quatre Grenadines était assise sur un poyo ou banc de pierre à côté de la gitana, qui sans doute lui annonçait des choses fort agréables, car elle essayait de prendre un air souriant en désignant des lignes heureuses sur la jolie main qu’elle tenait dans ses mains décharnées. Discrètement cachés pour contempler cette scène, nous ne pouvions rien entendre de l’oracle, mais l’expression de la jeune femme, qui se cachait en rougissant derrière son éventail, nous fit supposer que la sorcière lui disait précisément les choses qu’elle désirait apprendre ; la famille assistait indifférente à la consultation, habituée probablement à la voir souvent se renouveler, tandis que des enfants à demi nus se tenaient couchés à côté de quelques noirs pourceaux, avec lesquels ils paraissaient vivre dans la meilleure intelligence.

Nous aimions aussi à étudier le caló. C’est ainsi qu’on appelle le singulier langage que parlent entre eux les gitanos, qui s’appellent eux-mêmes calès ou calorès ; un certain nombre de mots, tels que ceux employés pour la numération, dérivent du sanscrit, ce qui s’explique par l’origine hindoue des gitanos ; d’autres ne se rattachent à aucune langue connue. Voici quelques-uns des mots les plus caractéristiques :

Romani, langage gitano, synonyme de caló.
Ro, mari.
Romi, épouse.
Planoro, frère.
Busnés, les Espagnols, les gentils.
Gabinés, les Français. Nous ignorons l’origine de ce mot.
Filimacha, les galères.
Estaripel, la prison.
Chichi, la tête.
Parné, l’argent.
Prajandi, guitare.
Gachapla, chanson.
Chabi, enfant.
Baji, la bonne aventure.
Pindré, le pied.
Filichi, le mouchoir.
Charipe, le lit.
Meligrana, grenade ; c’est le mot espagnol qui signifie fruit du même nom, et dont les gitanos se servent pour désigner la ville de Grenade.

Il ne faut pas confondre le caló avec l’argot des voleurs, ou germania, qui lui a fait beaucoup d’emprunts, et qui est assez usité parmi certaines classes dangereuses, telles que les tahurés et les barateros, classes particulières à quelques villes d’Andalousie, comme Séville et Malaga. Nous reviendrons plus tard sur ce curieux jargon rempli d’images, et sur les gens qui le parlent.

Sous le rapport des mœurs, les gitanos sont généralement irréprochables ; les gitanas surtout ont une réputation méritée de chasteté, malgré un certain air lascif et provoquant qu’elles affectent assez souvent, principalement dans leurs danses. Il arrive quelquefois qu’un gitano épouse une Espagnole, mais il est beaucoup plus rare de voir un Espagnol épouser une gitana.

Les gitanos ne se marient ordinairement entre eux qu’après avoir été fiancés très-longtemps à l’avance. D’après leur loi, ou plutôt leurs usages, la durée de ces fiançailles doit être de deux ans ; leurs noces sont extrêmement bruyantes ; les fêtes ne durent pas moins de trois jours, pendant lesquels ils chantent, dansent et boivent, dépensant ainsi une grande partie de ce qu’ils possèdent.

Quant à leur religion, c’est à peine s’ils en ont une : ils passent généralement pour ne croire ni à Dieu, ni à la sainte Vierge, ni aux saints. On assure que beaucoup d’entre eux croient à la métempsycose et sont persuadés, comme les sectateurs de Bouddha, que l’âme n’atteint un état suffisant de pureté qu’après avoir passé dans un nombre infini de corps.

Tels sont les principaux traits des mœurs des gitanos de Grenade, différents en quelques points de leurs frères de Séville, que nous aurons l’occasion d’étudier plus tard.


Ascension à la Sierra Nevada. — Le nevero Ramirez. — Le trésor du Barranco de Guarnon. — Le Panderon. — Les Ventisqueros. — Lo Picacho de Veleta. — Le Mulahacen.

Nous avions parcouru Grenade en tous sens, et exploré jusqu’aux moindres coins de la ville et des faubourgs ; mais il nous restait à faire l’ascension de la Sierra Nevada, car nous nous étions bien promis de ne pas partir sans avoir vu de près les neiges du Picacho de Veleta, ce Mont-Blanc de l’Andalousie. Ce voyage n’était pas une petite affaire, car les sierras de la province de Grenade, très-rarement visitées par les touristes, n’ont pas encore été exploitées et mises en coupe réglée comme les montagnes de la Suisse ; les guides de profession n’existent pas : ils seraient exposés à chômer trop souvent ; d’ailleurs, les ascensions ne sont guère possibles que pendant les mois de juillet et d’août ; dans les autres mois, le froid est trop vif et le terrain trop difficile. Nous pensâmes donc que le moyen le plus simple serait de nous entendre avec quelques-uns de ces neveros qui se rendent journellement à la sierra pour aller chercher la provision de neige dont Grenade a besoin pour calmer sa soif, et qui connaissent parfaitement les moindres sentiers de la montagne. Un de nos amis, M. de Beaucorps, nous avait recommandé un vieux gitane nommé Ramirez, connu pour un des plus anciens neveros, et dont il avait fait une photographie très-réussie que nous reproduisons. Nous allâmes trouver le nevero : c’était un homme d’une soixantaine d’années, à la figure bronzée et pleine d’énergie ; sa coiffure se composait d’un foulard rouge et jaune sur lequel était posé le chapeau andalous ; sa veste était ornée de boutons de métal et d’agréments de soie ; une large canana ou cartouchière de cuir faisait le tour de sa taille ; sa culotte, également en cuir, était serrée aux genoux par des cordons à glands, et des alpargatas de corde tressée lui servaient de chaussure. Après quelques paroles échangées, nous tombâmes