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les rois catholiques, qui attendaient ce signal sur les bords du Genil, virent leur étendard flotter au sommet de la torre de la Vela, et se prosternèrent à genoux avec toute leur armée, en remerciant Dieu de la victoire. Depuis ce temps, c’est la Plegaria qui sonne cette heure mémorable ; et lorsqu’on récite à ce moment trois Pater et trois Ave, on gagne une indulgence plénière ; cette faveur fut octroyée par le pape Innocent VIII, sur la demande d’Isabelle la Catholique.

La place de las Pasiegas communique avec celle de Vivarrambla, ou Bib-rambla, comme on l’appelle aujourd’hui, nom qui signifie en arabe Porte du Sable, et qui vient de ce que cet endroit était autrefois couvert du sable amené par les inondations du Darro. La place de Bib-rambla est un vaste parallélogramme entouré de maisons peintes de toutes sortes de couleurs, desquelles se détachent des balcons d’un aspect très-délabré et tout à fait pittoresque ; ces maisons ont remplacé des palais moresques dont il ne reste plus de traces ; c’était autrefois la place par excellence, ce que le Forum était dans la ville éternelle ; c’était aussi, au temps de la splendeur de Grenade, le théâtre des joutes, des tournois et des fêtes les plus brillantes ; aux miradores délicatement sculptés étaient suspendus des tapis de velours et de drap d’or, au lieu des lambeaux de linge qui aujourd’hui sèchent prosaïquement sur les balcons.

Les romances moresques sont remplis de récits de ces brillantes escaramuzas, les Zégris luttaient, sous les yeux des sultanes, de courage et d’adresse avec les Abencerrages :

Con mas de treynta en quadrilla
Hidalgos Abencerrages,
Sale el valeroso Muça
A Vivarrambla una tarde,
Por mandado de su rey
A jugar cañas, y sale,
De blanco, azul y pagizo,
Con encarnados plumages,
Acostumbrada divisa
De moros Abencerrages.

« À la tête d’une troupe de trente nobles abencerrages, arrive un soir sur la place de Vivarrambla le valeureux Muça ; il va rompre des lances pour obéir aux ordres de son roi, et porte un vêtement bleu, blanc et jaune, avec des plumes rouges, couleurs accoutumées des Abencerrages. » Les Zégris avaient des costumes vert et or, semés de croissants d’argent ; toute la ville avait été convoquée au combat de taureaux, au jeu de bagues et de lances, au son des atabales, des clarines et des añafiles. Les plus belles dames de Grenade et des villes voisines, vêtues de leurs plus brillants atours, étaient assises aux miradores. À la place d’honneur on voyait la reine, toute vêtue de brocart semé de pierreries, et les cheveux ornés d’une rose rouge d’un merveilleux travail, au milieu de laquelle brillait une escarboucle qui, seule, valait une cité ; à ses côtés étaient assises la brune Galiana, la belle Fatima, la divine Zayda ; mais on remarquait surtout la hermosa Lindaraja, vêtue de toile d’argent et de damas couleur d’azur, et qui surpassait toutes les autres dames en beauté.

Toutes les dames cherchaient des yeux les Abencerrages, car il y en avait peu qui ne leur fussent favorables ; aussi, dit le romance morisco, lorsqu’au galop de leurs chevaux aussi blancs que le cygne ils traversèrent comme le vent la place de Vivarrambla, ils laissèrent mille blessures au cœur des dames qui garnissaient les balcons.

Atraviesan qual el viento
La plaza de Vivarrambla,
Dexando en cada balcou
Mil damas amarteladas.

Les Zégris venaient ensuite, montés sur de superbes chevaux bais, puis suivaient, marchant quatre de front, les Gomélès, les Mazas, les Gazules, les Alabezes et autres familles nobles de Grenade.

La fête commença par la course de taureaux ; les Abencerrages et les Zégris, jaloux de se surpasser, les combattaient avec un courage si téméraire que chacun en était effrayé : l’alcayde Alabez attira un taureau devant le balcon ou se tenait sa dame, la belle Cohayda, et appelant son page : « qu’on m’apporte, dit-il, la toque couleur d’azur que m’a brodée de ses mains la belle Cohayda, fille de Llegas Hamete ; si elle jette les yeux sur moi, aucun malheur ne s’aurait m’arriver. »

Traygan me la toca azul
Que me dio para poner me
La hermosa Cohayda,
Hija de Llegas Hamete ;
Que si ella me esta mirando,
Mal no puede suceder me.

Et prenant le taureau par les cornes, l’alcayde Alabez le força à baisser la tête devant la belle Cohayda. Le valeureux Albayaldos, en passant devant le mirador où était assise la dame de ses pensées, fit mettre son cheval à genoux ; c’était à qui se ferait le plus remarquer par son courage et par son adresse.

Après les taureaux vinrent les jeux de bagues et les joutes de lances : plus d’une fois il arriva que ces joutes courtoises dégénérèrent en querelles auxquelles prenaient part les tribus rivales, et qui ensanglantaient Grenade.

Après la chute du royaume moresque, la place de Bib-rambla ne vit plus de ces brillantes fêtes : elle fut choisie pour l’emplacement du fameux auto-da-fé de livres arabes ordonné par le cardinal Ximénès. Ce zélé défenseur de la foi ne se contenta pas de persécuter les Mores de Grenade à cause de leur religion, malgré la clause formelle de la capitulation qui leur garantissait le libre exercice de leur culte : il fit rassembler tous les manuscrits arabes qu’on put trouver dans la ville ; on les porta sur la place de Bib-rambla, et un More converti au christianisme, qui recevait du cardinal une pension de cinquante mille maravédis, eut le triste hon-