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tien à l’époque du siége de Grenade, et aurait aidé les Espagnols à se rendre maîtres de son pays.

Un gros livre, ouvert sur une table, est destiné à recevoir les noms et les pensées des visiteurs ; ce recueil polyglotte rempli d’impertinences, a été sans doute placé là comme dérivatif, afin d’empêcher les étrangers de salir les murs de toutes sortes de sottises.

On voyait autrefois au Généralife une magnifique épée ou alfange moresque, ayant appartenu, suivant la tradition au dernier roi de Grenade, et qui se trouve maintenant dans une autre propriété appartenant à la famille de Campotejar. La garde est formée de deux têtes de monstres qu’on peut prendre pour des éléphants, et est ornée de l’écusson des rois mores ; la poignée et le pommeau sont couverts de diverses légendes en arabe ; tout cela est du travail le plus merveilleux, en émail, ivoire et filigrane ; le fourreau, également d’une conservation parfaite, est en cuir très-délicatement orné, genre de travail pour lequel les Mores d’Espagne et ceux de Fez étaient autrefois très-renommés. Cette superbe épée est une pièce de la plus grande rareté, et pourrait faire à elle seule la gloire d’une collection d’armes anciennes.

Le Généralife renfermait aussi autrefois des armures moresques rares et curieuses : « On voit deux ou trois casques placés à l’entrée, dit le P. Écheverria ; il y a aussi des cottes de mailles, dont plusieurs personnes ont pris des morceaux ; et il n’y a guère d’enfants qui ne gardent comme des reliques quelques fragments de cette armure défensive, qui passe pour neutraliser l’influence malfaisante du mauvais œil. Les amateurs d’armes anciennes qui visitent Grenade n’ont donc que peu de chances d’y trouver des cottes de mailles. »

On fait voir aux étrangers, dans un des jardins du Généralife les Cypreses de la sultana : ce sont des cyprès vraiment gigantesques, et qui étaient déjà vieux, suivant la tradition, lorsque la sultane Zoraya allait s’asseoir sous leur ombre ; on vous montrera celui sous lequel cette sultane était en conversation familière avec un seigneur abencerrage lorsqu’elle fut surprise par un membre de la tribu des Gomélès.

Ce qui fait surtout du Généralife un lieu de délices, c’est l’abondance extraordinaire de ses eaux ; jamais la passion des Mores pour les irrigations ne s’est montrée avec autant de charme : ce ne sont que bassins, fontaines, jets d’eau et sources ; on ne peut faire deux pas sans rencontrer un canal ou une petite rigole formée de tuiles creuses, servant de conduit à l’eau qui se précipite en bouillonnant. Les Mores, pour obtenir un pareil luxe de jeux hydrauliques, firent à deux lieues de là une large saignée au Darro, dont ils amenèrent au Généralife l’eau limpide au moyen d’un canal ou acequia (ciquia en arabe), qui traverse l’épaisse colline appelée Cerro del sol. Il y avait également, du temps des Mores, un viaduc qui reliait le Généralife à l’Alhambra, ce qui évitait de descendre la cuesta de los Molinos et de remonter un coteau escarpé ; c’est à peine s’il en reste des traces aujourd’hui.

Au-dessus des jardins s’élève un belvédère d’où la vue est étendue et magnifique : en tournant le dos à l’Alhambra on aperçoit au sommet du Cerro del sol une ruine moresque qui se détache sur cette colline brûlée par le soleil : c’est la Silla del Moro, la Chaise du More. On prétend que c’était autrefois une mosquée, et que ce nom vient de ce que Boabdil s’y réfugia lors des émeutes qui eurent lieu à Grenade à la suite du massacre des Abencerrages. On dit aussi que c’est de ce point élevé que ce prince regardait les combats que se livraient dans la Vega les seigneurs mores et les chevaliers espagnols ; ce qui est certain, c’est que de la Silla del Moro la vue est des plus étendues : on domine le cours du Darro, le Généralife et l’Alhambra, l’Albayzin, le Sacro-monte et un grand nombre de villages qu’on aperçoit comme des points blancs épars dans la Vega.

En redescendant les pentes escarpées du Cerro del Sol on arrive par un chemin très-pittoresque au milieu de charmants jardins plantés de figuiers, de vignes, de citronniers et d’orangers, qui abritent sous leur feuillage épais de petites maisons de campagne aux murs blanchis à la chaux : ce sont les Carmenes del Darro, petites villas dont le nom vient de l’arabe karm, qui signifie une vigne. C’est une des plus belles promenades de Grenade et une des plus fréquentées. Un peu plus loin se trouve la Fuente del Avellano, la Fontaine du Noisetier, célèbre du temps des Mores sous le rom d’Aynad-dama (la Fontaine des Larmes), dont les Espagnols ont fait Dinadamar. Cette fontaine est souvent mentionnée, ainsi que celle d’Alfacar, par les historiens et les géographes arabes, qui leur attribuaient toutes sortes de vertus merveilleuses ; on venait du Maroc et d’autres parties de l’Afrique, exprès pour boire leurs eaux. Andrea Navagero dit que les Morisques de l’Albayzin ne voulaient boire que de l’eau de la Fuente de Alfacar ; lors de son voyage à Grenade (1524), ces parages n’étaient déjà plus ce qu’ils étaient avant la conquête ; alors les Mores les plus riches y avaient leurs maisons de plaisance : « La plupart sont petites, dit-il, mais toutes ont leurs eaux, et sont entourées de rosiers et de myrtes, et gracieusement ornées ; ce qui fait voir que du temps que le pays était aux mains des Mores, il était beaucoup plus beau qu’aujourd’hui. Il y a beaucoup de maisons qui tombent en ruines et de jardins abandonnés, car le nombre des Mores va plutôt en diminuant qu’en augmentant, et ce sont eux qui ont si bien cultivé et planté ce pays. Les Espagnols, non-seulement dans cette ville de Grenade, mais dans tout le reste du royaume également, ne sont guère industrieux, ne plantent pas, et ne travaillent pas volontiers la terre ; ils préfèrent s’adonner à la guerre ou aller chercher fortune aux Indes. Bien que Grenade ne soit pas aussi peuplée que sous les Mores, il n’y a peut-être aucune partie de l’Espagne qui soit si habitée. »

C’est ainsi que le voyageur vénitien nous dépeint la rapide décadence de Grenade sous la domination espagnole : que dirait-il s’il voyait aujourd’hui l’ancienne capitale des rois mores ? Elle ne vit plus que des souvenirs du passé, et sa population, qui comptait autre-