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La salle des Deux Sœurs contient encore d’autres inscriptions, dont une partie a été cachée par des piliers de bois que l’Ayuntamiento de Grenade fit dresser aux quatre angles, dans sa barbare tentative pour décorer cette pièce, à l’occasion d’une visite que l’infant don Francisco de Paula fit à l’Alhambra en 1832.

Précédemment on y avait établi un atelier, et plus anciennement encore on y avait exécuté de maladroites restaurations, lorsque cette pièce fut habitée par Isabelle la Catholique, et par Éléonore de Portugal, femme de Charles-Quint. La voûte en artesonado ou stalactites est d’un travail très-compliqué, et on assure qu’elle se compose de près de cinq mille morceaux ajustés ensemble.

Les salles que nous venons de visiter ne sont rien, malgré leur élégance et leur richesse, en comparaison de la salle des Ambassadeurs, qu’on peut appeler la merveille et le chef-d’œuvre du palais des Mores ; nous nous rencontrâmes, pendant notre séjour à Grenade, avec un original qui ne voulut jamais visiter les autres pièces de l’Alhambra, prétendant que celle-ci résumait toutes les beautés possibles, et qu’il était parfaitement inutile, après avoir vu la pièce capitale, de perdre son temps à des objets secondaires. Cet étrange sophiste avait tort assurément ; mais si quelque chose pouvait donner à son obstination une apparence de raison, ce serait l’aspect majestueux et la rare perfection de la pièce qui faisait l’objet de son admiration exclusive.

La sala de los Embajadores occupe tout l’intérieur de la torre de Comarès, la plus vaste et la plus importante des tours de l’Alhambra ; on l’appelle aussi quelquefois sala de Comarès ou Comaresch, soit parce que les artistes qui la décorèrent étaient originaires de la ville de ce nom, soit, suivant Simon de Argote, à cause du genre de ses ornements, nommé comarragia par les Persans, expression qui fut adoptée par les Mores ; on traverse, avant d’y pénétrer, une espèce de galerie ou d’antichambre (antesala) plus longue que large, appelée la sala de la Barca, nom qui lui vient, dit-on, de sa forme allongée, ou, ce qui est plus probable, du mot arabe barkah, souvent répété, et qui signifie bénédiction ; cette antesala est digne elle-même de la pièce à laquelle elle sert d’entrée : elle est surmontée de deux arcs qui supportent une voûte à stalactites aussi riche que celles que nous venons de décrire.

De chaque côté de la porte d’entrée sont percées, dans l’intérieur de l’arcade, deux petites niches en marbre blanc ornées des sculptures les plus délicates et du meilleur style ; imitées très-probablement de celles beaucoup plus anciennes qu’on voit encore dans la mosquée de Cordoue, ces niches étaient, dit-on, destinées à recevoir les sandales des visiteurs qui les déposaient en signe de respect avant d’entrer, comme on fait encore aujourd’hui en Orient à la porte des mosquées. On a prétendu également qu’on y plaçait des alcarrazas ou vases de terre poreuse, dont on se sert encore en Espagne pour faire rafraîchir l’eau.

La salle des Ambassadeurs, la plus grande de celles de l’Alhambra, mesure environ quarante pieds sur chaque face, et soixante-dix de hauteur depuis le sol jusqu’à la media-naranja, dimensions très-considérables eu égard à celles des autres pièces. Cette media-naranja est faite d’un bois résineux de la famille des cèdres ou des mélèzes, que les Espagnols appellent de son nom arabe alerce, mot qui, soit dit en passant, a été pris assez plaisamment pour un nom d’artiste par l’auteur d’un guide en Espagne, qui attribue le plafond à Alerce. Les innombrables morceaux de bois qui composent la coupole s’enchevêtrent les uns dans les autres avec une variété infinie qui défie toute description. Ce genre de travail, d’une complication extrême, s’appelle, en espagnol, artesonado. Tout cela est peint en bleu, rouge et vert, et rehaussé de dorures auxquelles le temps a donné un ton des plus harmonieux.

Quant aux murailles, c’est toujours le même luxe d’arabesques en stuc, exécutées avec très-peu de relief et avec la délicatesse de la dentelle, au moyen du moulage ; de manière qu’avec quelques éléments très-simples qui se reproduisent et se combinent entre eux, les dessins se développent et se varient à l’infini. On assure qu’au seizième siècle la salle des Ambassadeurs fut restaurée sous la direction de Berruguete, le célèbre sculpteur et architecte ; un fait très-curieux, c’est qu’il se servit, pour mouler les arabesques en stuc, d’anciens moules moresques en bois, conservés à l’Alhambra.

À la hauteur de cinq ou six pieds au-dessus du sol, les arabesques font place aux azulejos, ces carreaux de faïence vernissée dont nous avons déjà parlé et dont le nom, qui signifie bleu en arabe, vient probablement de ce que les premiers qu’on fit étaient de cette couleur. Ces azulejos sont de formes et de couleurs variées : tantôt ils offrent une teinte plate — ordinairement en bleu, vert, jaune orange ou violet — et forment, par la juxtaposition, les combinaisons les plus variées, où la symétrie n’exclut pas le caprice ; tantôt chaque carreau présente un dessin avec diverses couleurs qui sont séparées entre elles par des traits en relief ; quelquefois, dans ces derniers, la couleur brune est introduite parmi les ornements, comme, par exemple, dans les azulejos sur lesquels on voit l’écusson contenant les armoiries des rois de Grenade, avec la devise : « Il n’y a d’autre vainqueur que Dieu. » Ceux-là sont les plus beaux et aussi les plus rares ; presque tous ceux qui restaient ont été enlevés, et c’est à peine si on en voit encore quelques-uns.

Les azulejos avec reliefs étaient probablement employés pour le pavage des salles, les parties en saillie préservant le fond de l’usure produite par le frottement continuel des pieds. On a objecté, il est vrai, qu’il était peu vraisemblable que des carreaux portant le nom de Dieu fussent placés à terre et foulés aux pieds, les Orientaux évitant soigneusement de marcher sur le moindre morceau de papier, dans la crainte que le nom de Dieu ne s’y trouve écrit ; mais on peut répondre à cela que les Mores d’Espagne observaient beaucoup moins strictement que les musulmans orientaux les préceptes religieux du Coran, comme le prouvent la fontaine