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que les architectes mores savaient obtenir avec des éléments d’une aussi grande simplicité.

La salle des Abencerrages doit son nom à ce que, suivant une tradition accréditée à Grenade, plusieurs de ces seigneurs mores y furent assassinés ; des taches couleur de rouille se voient sur le rebord d’un grand bassin qui occupe le centre de la salle, et on assure que le sang est celui de plusieurs Abencerrages qui auraient été égorgés au-dessus de ce bassin, en même temps que les têtes de leurs frères tombaient dans celui de la fontaine des Lions. Le fait s’explique très-naturellement par le voisinage du Patio de los Leones, qui est contigu, comme on sait, à la salle des Abencerrages.

Le P. Écheverria, qui nous a raconté avec un si grand sérieux l’histoire du Cheval sans tête et du Fantôme velu, plaisante agréablement les visiteurs naïfs et sensibles qui, de son temps, s’apitoyaient sur le sort des victimes. « Il vient ici, dit le chanoine de Grenade, des hommes et des femmes qui visitent l’Alhambra, et, arrivés à la salle des Abencerrages, ils regardent avec attention le sol, et fixent leurs yeux sur le bassin ; ils croient voir les ombres de ces malheureux seigneurs se dessiner sur les murs, leurs corps traînés sur les dalles, et ils voient même sur le bassin les taches de leur sang innocent ; les hommes demandent vengeance au ciel contre une pareille injustice, et les femmes pleurent amèrement le malheureux sort des victimes, se répandant en malédictions contre le roi impie, tandis que d’autres bénissent mille fois le petit page qui alla porter la nouvelle du massacre à ceux qui n’étaient pas encore venus au fatal rendez-vous. »

Ainsi, ajoute le P ; Êcheverria, tout cela n’est que mensonge et fausseté, — todo es mentira, falso todo. Cela n’empêche pas le brave chanoine de nous raconter, quelques pages plus loin, que les ombres des Abencerrages reviennent chaque nuit dans la Cour des Lions, et dans la salle où plusieurs d’entre eux périrent ; ces revenants font entendre, à l’heure de minuit, un lugubre murmure, « aussi fort que le bruit qu’on entend dans la cour de la Chancilleria les jours d’audience, quand il y a une grande foule ; et ce murmure est produit par la voix de ces pauvres chevaliers traîtreusement égorgés, qui viennent, avec beaucoup d’autres membres de la même tribu, demander justice de la mort cruelle qu’on leur a fait souffrir ; un prêtre qui venait de dire la messe à l’église de San-Cecilio m’a assuré à plusieurs reprises, en mettant la main sur son cœur, que rien n’était plus vrai que tout cela. »

C’est dans la salle des Abencerrages que se trouvaient les belles portes en bois dont nous avons parlé précédemment, et qui furent enlevées en 1837, par ordre du gouverneur, et sciées pour fermer une brèche dans une autre partie de l’Alhambra. Rien n’est plus curieux que le travail de ces portes moresques ; elles sont composées d’une infinité de petits morceaux de bois résineux, ordinairement en forme de losange, et qui s’emboîtent parfaitement ensemble, de manière à former un tout très-solide. Nous avons vu chez un de nos amis des fragments presque semblables, provenant d’une ancienne mosquée du Caire.

En face de la salle des Abencerrages se trouve celle de Las dos Hermanas, des deux sœurs, ou nous nous rendrons en traversant de nouveau la Cour des Lions. La sala de las dos Hermanas doit son nom, à ce qu’on assure, à deux larges dalles de marbre blanc qui se font remarquer, parmi celles qui forment le pavage, non-seulement par leur dimension, mais par leur couleur et leur forme, d’une égalité si parfaite, qu’on les a appelées les Deux Sœurs. Cette explication ne nous satisfait que médiocrement, mais il faut nous en contenter : nous avons eu beau en demander une meilleure aux auteurs les plus anciens qui ont parlé de l’Alhambra, jamais nous n’avons pu en trouver d’autre.

La sala de las dos Hermanas faisait autrefois partie des appartements particuliers des rois de Grenade ; de chaque côté on remarque deux alcôves qui ont dû être destinées autrefois à recevoir des lits, et qui sont ornées des plus riches arabesques, et d’inscriptions à la louange du sultan Abou-l-Hadjadj, celui qui contribua le plus aux embellissements de l’Alhambra.

Au milieu de la salle des Deux Sœurs se trouve un bassin de marbre, comme dans celle des Abencerrages ; du reste ces deux salles offrent entre elles une assez grande ressemblance quant à la disposition ; seulement la première l’emporte pour l’élégance de ses ornements et pour la richesse de sa voûte ou media naranja. Voici quelques-unes des inscriptions qu’on y remarque, elles offrent un intérêt particulier en ce sens qu’elles se rapportent à la décoration de la salle même :

« Observe attentivement mon élégance : elle te fournira un utile commentaire sur l’art de la décoration.

« Regarde cette merveilleuse coupole ! À la vue de ses admirables proportions toutes les autres coupoles pâlissent et disparaissent.

« Vois aussi ce portique, qui contient des beautés de toutes sortes.

« En vérité, ce palais n’aurait pas d’autres ornements, qu’il surpasserait encore en splendeur les hautes régions du firmament !

« Voici des colonnes ornées de toutes les perfections, et dont la beauté est devenue proverbiale.

« Lorsqu’elles sont frappées par les premiers rayons du soleil levant, elles ressemblent à autant de blocs de perles. »

Les jambages des portes présentent encore les inscriptions suivantes, dont le premier verset nous fait voir que les Mores avaient l’habitude d’orner de vases les appartements de leurs palais :

« Ceux qui me contemplent me prennent pour une fiancée qui s’adresse à ce vase, et recherche ses faveurs comme celles de son bienaimé.

« Et pourtant, je ne suis pas la seule merveille de ces lieux, car je plane avec étonnement sur un jardin dont jamais l’œil d’un homme n’a vu le semblable.

« Je fus bâtie par l’Iman Ibn-Nasr ; puisse Dieu conférer à d’autres rois la majesté de ce prince ! »