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Le roi finit par consentir ; sur quoi Ginès Perez, qui raconte cette dramatique histoire, s’écrie : « Ô Grenade infortunée, quels malheurs t’attendent ; tu ne pourras te relever de ta chute, ni recouvrer ta grandeur et ta richesse ! »

Le roi ne put dormir de toute la nuit : « Malheureux Abdilli, roi de Grenade, s’écria-t-il, tu es sur le point de te perdre, toi et ton royaume. »

Le jour arrivé, il se rendit dans une salle de l’Alhambra où l’attendaient beaucoup de seigneurs zégris, gomélès et maças ; tous se levèrent de leurs siéges, et saluèrent le roi, en lui souhaitant une heureuse journée.

À ce moment, entra un écuyer qui apprit au roi que Muça et d’autres seigneurs abencerrages étaient arrivés pendant la nuit de la Vega, ou ils avaient combattu les chrétiens avec succès, et qu’ils rapportaient deux drapeaux espagnols, et plus de trente têtes.

Le roi parut se réjouir de cette nouvelle ; mais d’autres pensées le préoccupaient, et ayant appelé à part un des Zégris, il lui ordonna de faire venir dans la Cour des Lions trente des siens bien armés, et un bourreau avec tout ce qu’il fallait pour ce qui avait été convenu.

Le Zégri sortit et exécuta ponctuellement les ordres du roi, qui se rendit à la Cour des Lions, où il trouva trente cavaliers zégris et gomélès bien armés, et avec eux le bourreau. Aussitôt il ordonna à son page d’appeler Abencarrax, son alguazil mayor, qui devait être la première victime ; au moment où il entra dans la Cour des Lions, les conjurés se saisirent de lui sans qu’il pût faire aucune résistance, et lui tranchèrent la tête au-dessus d’un grand bassin de marbre. Ensuite fut appelé Halbinhamad, celui qui était accusé d’adultère avec la reine, et il partagea le même sort. Trente-quatre seigneurs abencerrages, la fleur de la noblesse de Grenade, furent ainsi égorgés un à un, sans qu’on entendît le moindre bruit. Les Abencerrages avaient toujours traité les chrétiens avec humanité, et on assure que plusieurs d’entre eux déclarèrent au moment suprême qu’ils mouraient chrétiens.

Les autres seigneurs durent la vie à la présence d’esprit d’un petit page, qui entra, sans qu’on fît attention à lui, au moment même où son maître était égorgé ; frappé d’épouvante en voyant tant de cadavres, il put cependant s’échapper par une porte secrète au moment où on faisait entrer un autre Abencerrage. À peine sorti de l’enceinte de l’Alhambra, il aperçut, près de la fontaine, le seigneur Malique Alabez avec Abenamar et Sarrazino, qui se rendaient au palais, où le roi les avait appelés comme les autres :

« Ah ! seigneurs, leur dit le page en pleurant, par Allah ! n’allez pas plus loin, si vous ne voulez mourir assassinés !

— Que veux-tu dire ? répondit Alabez.

— Sachez, seigneur, que dans la Cour des Lions on a massacré un grand nombre d’Abencerrages, parmi lesquels mon malheureux maître, que j’ai vu décapiter ; Dieu a permis qu’on ne fît pas attention à moi, et j’ai pu m’échapper furtivement. Par Mahomet, seigneurs, soyez en garde contre la trahison ! »

Les trois cavaliers mores restèrent pétrifiés, se regardant et ne sachant s’ils devaient croire le page. Enfin ils redescendirent, se consultant sur ce qu’ils devaient faire. Au moment où ils allaient entrer dans la rue de los Gomélès, ils rencontrèrent le capitaine Muça accompagné d’une vingtaine de cavaliers abencerrages : c’étaient ceux qui avaient été combattre les chrétiens dans la Vega, et ils venaient trouver le roi pour lui rendre compte du combat.

« Seigneurs, leur dit Alabez aussitôt qu’il les aperçut, un grand complot a été tramé contre nous ; » et il leur raconta ce qui se passait.

Ils se rendirent tous à la place de Bibarrambla, et Muça, qui était capitaine général des hommes de guerre, fit sonner les añafiles (trompettes moresques) pour appeler ses partisans à la vengeance. Bientôt l’Alhambra fut assailli ; les portes massives, qui résistaient aux coups, furent brûlées, et les Abencerrages entrèrent dans le palais comme des lions furieux, et se précipitèrent sur les traîtres : plus de cinq cents Zégris, Gomélès et Maças périrent sous leurs poignards ; pas un seul ne fut épargné.

Un romance ou complainte populaire, qu’on chanta longtemps à Grenade, rappelle le souvenir du massacre des Abencerrages :

. . . . . . . . . . . .

Dans les tours de l’Alhambra

S’élevait une grande rumeur,
Et dans la ville de Grenade
Grande était la désolation,
Parce que, sans raison, le roi
Ordonna d’égorger un jour
Trente-six Abencerrages
Nobles et de grande valeur,
Que les Zégris et les Gomélès
Accusaient de trahison.

Nous allons quitter ce merveilleux Patio de los Leones, si riche en poétiques légendes ; quelques-unes des plus belles salles de l’Alhambra s’ouvrent sous ses portiques, notamment la sala de Justicia, celle de las dos Hermanas (des deux sœurs), et celle des Abencerrages ; c’est dans cette dernière que nous allons pénétrer, et nous y retrouverons encore le souvenir du dramatique événement que nous venons de raconter.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)