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de ta race qui te fait regarder avec mépris les autres rois de la terre. »

« Puissent les bénédictions de Dieu être toujours avec toi ! Puisse-t-il rendre tes sujets obéissants et t’accorder la victoire sur tes ennemis. »

Rien ne saurait donner une meilleure idée de la vie voluptueuse des Mores que cette cour des Lions, surtout si on veut se transporter par l’imagination quatre siècles en arrière : on se représentera le roi de Grenade entouré de ses femmes favorites et de ses courtisans, assis, à l’ombre des palmiers et des orangers, sur des tapis persans ou sur des coussins de cette belle soie qui se fabriquait à Grenade ; les poëtes récitaient des vers, ou les musiciens jouaient, sur le laud et la dulçayna, des zambras et des leylas moresques, dont le son se mêlait au murmure des eaux tombant de la fontaine dans les rigoles de marbre.

Lorsqu’Andrea Navagero visita l’Alhambra, en 1524, le Patio de los Leones fit une vive impression sur l’ambassadeur, habitué cependant aux merveilles de Venise ; après avoir manifesté son admiration, il ajoute ce détail, relatif à la fontaine : « Les lions sont faits de telle sorte, que lorsqu’il n’y a pas d’eau, si on prononce même à très-basse voix une parole à la bouche de l’un desdits lions, ceux qui placent leur oreille à la bouche des autres lions entendent la voix très-distinctement. »

La Cour des Lions était alors parfaitement conservée ; elle a malheureusement subi, depuis, bien des dégradations : les fines moulures ont été empâtées par un badigeon périodique ; la peinture et la dorure ont disparu en partie, et une toiture d’un aspect désagréable a remplacé les élégantes tuiles vernissées du temps des Mores. Néanmoins, tel qu’il est aujourd’hui, ce patio est le plus beau monument de ce genre qu’on puisse voir en Espagne.

Lorsque vous visiterez la cour des Lions, le guide ne manquera pas de vous faire remarquer des taches rougeâtres au fond du bassin et sur les larges dalles qui forment le pavage : c’est le sang des Abencerrages que le marbre a bu et qu’il conserve depuis quatre cents ans pour accuser chaque jour de lâches assassins. Il est vrai que les sceptiques vous diront que ces taches ne sont pas autre chose qu’une rouille rosée que le temps dépose à la longue sur le marbre blanc, et qu’il n’est pas vrai que les Zégris attirèrent les Abencerrages dans un guet-apens ; d’autres iront même plus loin, affirmant que ces deux tribus de Grenade n’ont jamais existé, si ce n’est dans l’imagination des romanciers.

Empressons-nous d’affirmer à ceux qui ne croient à rien que les Zégris et les Abencerrages ont bien et dûment existé ; d’anciens historiens arabes et espagnols très-sérieux en font mention, ainsi que des auteurs modernes très-autorisés. Rien ne nous empêche donc de croire que les taches en question sont véritablement du sang, et, pour notre part, nous croyons à ce sang comme à celui de saint Janvier.

Les Abencerrages et les Zégris étaient deux familles nobles de Grenade qui se haïssaient mortellement : les premiers, tant chantés par les romances moresques, et dont le nom arabe était Beni-Serraj, descendaient d’un nommé Aben-Merwan-Ibn-Serraj, qui était le vizir de Mohammed-Ibn-Iewar, roi de Cordoue vers le milieu du onzième siècle. Lors de la prise de cette ville par les chrétiens, en 1235, ils se réfugièrent à Grenade, et leur famille s’accrut à tel point que, vers la fin du quinzième siècle, elle comptait plus de cinq cents membres.

Quant aux Zégris, ils étaient originaires de Saragosse et d’autres villes d’Aragon. Quand les Espagnols s’emparèrent de ce pays, ils se retirèrent à Grenade, ou on leur donna le nom patronymique de Tsegrium (pluriel de Tsegri), c’est-à-dire habitants de Tseghr ou Tsagher, nom sous lequel les Arabes connaissaient l’Aragon.

La haine que se portaient ces deux tribus s’accrut encore à l’occasion de la rivalité des deux femmes d’Abdallah. L’une, nommée Ayesha, était sa cousine ; l’autre était de naissance espagnole, et s’appelait Zoraya, c’est-à-dire étoile du soir ; les auteurs arabes s’accordent, comme nous l’avons dit, à la considérer comme la cause première de la perte de Grenade ; son nom de chrétienne était Isabelle de Solis, et elle était fille d’un gouverneur de Martos ; à la prise de cette ville par les Mores, elle fut amenée comme captive à Grenade, et comme elle était de la plus merveilleuse beauté, on la destina au harem du roi, qui ne tarda pas à ressentir pour elle un très-vif attachement. Ayesha, qui détestait sa rivale, craignit que le roi ne prît un successeur parmi les fils de Zoraya au préjudice de ses propres enfants, et intrigua secrètement contre elle. Deux partis se formèrent bientôt : les Abencerrages embrassèrent la cause de Zoraya, les Zégris se déclarèrent pour Ayesha, et bientôt la ville et l’Alhambra devinrent le théâtre de querelles sanglantes qui devaient affaiblir le royaume et amener sa chute prochaine.

Les Zégris, dont la tribu des Gomélès avait embrassé la cause, imaginèrent, pour perdre Zoraya, de l’accuser d’adultère avec un des Abencerrages, et un jour un Zégri osa s’écrier devant le roi :

« Vive Allah ! tous les Abencerrages doivent mourir, et la reine doit périr par le feu ! »

Un des Gomélès, qui était présent, fit observer qu’on ne devait pas toucher à la reine, car elle avait des défenseurs trop nombreux, et tout serait perdu.

« Tu sais, ajouta-t-il en s’adressant au roi, qu’Halbin-hamad convoquera tous les siens et qu’il sera suivi des Alabezes, des Vanegas et des Gazules, qui sont tous la fleur de Grenade.

« Mais voici ce que tu dois faire pour te venger : appelle un jour tous les Abencerrages à l’Alhambra, en ayant soin de les faire venir un à un, et dans le plus grand secret, vingt ou trente Zégris dévoués et sûrs se tiendront près de toi, armés jusqu’aux dents, et à mesure qu’un des seigneurs abencerrages entrera, il sera saisi et égorgé. Et quand il n’en restera plus un seul, si leurs amis veulent les venger, tu auras pour toi les Gomélès, les Zégris et les Maças, qui sont forts et nombreux. »

    laquelle appartenaient les rois de Grenade, prétendait descendre d’un des Ansars.