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vaisseaux à ceux qui, ne voulant plus rester à Grenade, préféraient passer en Afrique ; — toutes les armes devaient être remises aux vainqueurs ; quant à Abdallah, on lui assigna une ville et quelques places voisines dans les Alpujarras, avec trois mille vassaux et un revenu de six millions de maravédis.

Abdallah, ou Boabdil, comme l’appellent les Espagnols, s’était engagé à remettre les clefs de la ville et des forts soixante jours après la date de la capitulation ; mais les bruits de pourparlers avaient commencé à circuler parmi la population, et les conseillers de Boabdil, craignant une révolte, l’engagèrent à devancer l’époque fixée pour la reddition de la ville. Il fut en conséquence décidé que les Rois Catholiques feraient leur entrée dans Grenade le 2 janvier 1492.

Dans la matinée de ce jour à jamais mémorable, tout le camp espagnol présentait l’aspect de la plus grande allégresse ; le cardinal Gonzalez de Mendoza fut envoyé en avant à la tête d’un fort détachement composé des troupes de sa maison et d’un corps de vétérans d’infanterie blanchis dans les batailles contre les Mores ; ces troupes prirent possession de la citadelle de l’Alhambra ; Ferdinand et Isabelle se placèrent à quelque distance en arrière, près d’une mosquée arabe, consacrée depuis à saint Sébastien. Bientôt la grande croix d’argent portée par saint Ferdinand dans ses campagnes contre les Mores, brilla au sommet de la Torre de la Vela, et les étendards de Castille et de San-Yago flottèrent sur les hautes tours de l’Alhambra. À ce glorieux spectacle, le chœur de la chapelle royale entonna le Te Deum, et toute l’armée, pleurant d’émotion, se prosterna à genoux.

Le 2 janvier de chaque année, Grenade est en fête pour célébrer l’anniversaire de l’entrée des Rois Catholiques. Il y a ce jour-là une foule énorme à l’Alhambra, et on peut y voir beaucoup d’habitants des montagnes voisines dans leurs costumes les plus pittoresques.

Les jeunes filles ne manquent jamais de monter à la tour de la Vela, car, suivant une croyance très-ancienne, celles qui frappent un coup sur la cloche doivent être mariées dans l’année ; on ajoute même que celles qui frappent très-fort auront un meilleur mari… On peut imaginer facilement quel vacarme il y a ce jour-là au sommet de la tour.

Sur un des piliers qui supportent la cloche placée au sommet de la tour, nous lûmes une inscription gravée en espagnol sur une plaque de bronze, et dont nous donnons la traduction à cause du grand événement qu’elle rappelle.

« Le deuxième jour de janvier 1492 de l’ère chrétienne, après sept cent soixante-dix-sept ans de domination arabe, la victoire étant déclarée, et cette ville étant livrée aux S. S. rois catholiques, on plaça sur cette tour, comme une des plus hautes de la forteresse, les trois étendards, insignes de l’armée castillane ; et les saintes bannières étant arborées par le cardinal Gonzalez de Mendoza et par don Gutierre de Cardenas, le comte de Tendilla agita l’étendard royal, tandis que les rois d’armes disaient à haute voix : Granada ganada (Grenade gagnée) par les illustres rois de Castille don Fernando et doña Isabel. »

Les auteurs ne sont pas d’accord sur la disposition d’esprit des habitants de Grenade pendant les jours qui suivirent la prise de possession de leur ville par les troupes espagnoles. Suivant quelques-uns, ils se trouvèrent si heureux de cet événement, que tous en pleuraient de joie ; le son des trompettes guerrières et de mille instruments de musique résonna dans l’enceinte de l’Alhambra. Les Mores partisans du roi Boabdil, qui s’étaient déclarés pour les chrétiens, et à la tête desquels était le valeroso Muça, se promenèrent par toutes les rues de la ville au son des tambours, des trompettes et des dulzaynas ; les cavaliers mores passèrent toute la nuit à exécuter le jeu des lances et toutes sortes d’exercices équestres auxquels les Rois Catholiques assistèrent avec le plus grand plaisir. Cette nuit-là Grenade devint folle de gaieté, et les illuminations étaient si brillantes qu’on aurait cru que la terre était en feu.

Suivant le récit d’autres écrivains, récit beaucoup plus vraisemblable, Grenade était loin de présenter cet air de fête ; la ville avait un aspect triste et morne ; les rues étaient silencieuses et désertes, car les habitants s’étaient renfermés dans leurs maisons pour pleurer la perte de leur ville.

La reddition de Grenade excita dans tous les pays chrétiens une sensation immense, comme peu de temps auparavant parmi les musulmans la prise de Constantinople. À Rome, la chute de la cité moresque fut célébrée par une messe solennelle, par des processions et des fêtes publiques. À Naples, on représenta à cette occasion une espèce de drame, Farsa, mélange allégorique dans lequel la Foi, l’Allégresse et le faux prophète de Mahomet remplissaient les principaux rôles.

Les Mores d’Afrique apprirent avec consternation la triste fin du royaume de Boabdil ; pendant plusieurs années, ils continuèrent à prier tous les vendredis dans les mosquées pour que Dieu rendît Grenade aux musulmans ; et aujourd’hui encore, lorsqu’ils voient un des leurs mélancolique et pensif, ils disent : Il pense à Grenade !

Il ne nous reste que peu à voir avant d’entrer dans le palais des rois mores ; l’église de Santa-Maria de la Alhambra, bâtie vers la fin du seizième siècle, n’a rien qui puisse nous arrêter, et nous en dirions autant de l’ancien couvent des moines Franciscains, si leur église n’avait reçu, le 18 septembre 1504, la dépouille mortelle d’Isabelle la Catholique, qui resta là jusqu’à ce qu’elle fut transportée dans la cathédrale de Grenade, après la mort de Ferdinand, son époux.

Ces églises et bien d’autres constructions occupent la place de divers édifices moresques, de la grande Mezquita, du harem ; l’aspect primitif est bien changé, hélas ! et si un des rois de Grenade revenait, il pourrait demander à Abenamar, Moro de la Moreria, comme on lui demandait dans le célèbre romance morisco :

Quelles sont ces hautes forteresses
Qui brillent devant moi ?