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vue de la Corne-d’Or, peuvent à peine donner l’idée d’un panorama aussi magique : à nos pieds, Grenade et les clochers de ses cent églises que nous apercevions à vol d’oiseau ; plus loin, les hauteurs qui dominent la ville, parsemées de blanches maisons qui se détachaient sur une verdure touffue, éclairées en rose par le soleil du soir, et nous faisaient penser aux vers du poëte arabe qui compare Grenade à une coupe d’émeraude ornée de perles orientales. Plus loin encore, en face de nous, la fertile Vega étendait, comme un immense tapis, ses vingt lieues de verdure où brillaient comme des points blancs les murs de ses alquerias, et que sillonnait le Genil, semblable à un long ruban argenté.

Les nombreuses montagnes qui servent d’horizon à ce paysage unique au monde ont chacune un nom célèbre dans l’histoire de Grenade : c’est d’abord la Sierra de Elvira, la plus rapprochée, premier berceau de la ville phénicienne ; à notre gauche, le majestueux Mulahacen et les cimes neigeuses des Alpujarras se confondant par des gradations insensibles avec les nuages rosés qui planent à l’horizon ; plus loin encore, les montagnes d’Alhama et la Sierra Tejeda aux découpures bizarres ; et puis encore le sommet arrondi du mont Parapanda, bien connu des labradores de la Vega, pour lesquels il est comme un colossal baromètre ; il n’est pas un paysan qui, en voyant la montagne couronnée de nuages, ne répète ce proverbe populaire  :

Cuando Parapanda se pone la montera.
Llueve aunque Dios no lo quisiera.

C’est-à-dire que lorsque le mont Parapanda se coiffe de son bonnet, il doit pleuvoir quand bien même Dieu ne le voudrait pas.

À droite, également dorée par le soleil couchant, s’élevait la longue sierra de Susana, et plus loin encore la sierra de Martos, aux pieds de laquelle est bâtie l’antique Jaen.

Il est peu de pays qui rappellent au poëte et à l’historien autant de souvenirs que cette Vega de Grenade. il n’y a pas dans le monde entier, dit Garibay, un territoire qui ait été le théâtre de tant de hauts faits d’armes, et où autant de sang humain ait été répandu.

C’est la tour de la Vela qui excitait tant la convoitise d’Isabelle la Catholique ce jour où, quittant pour quelques heures le camp retranché où elle commandait en personne, elle voulut voir de plus près le siége de Grenade et les tours de l’Alhambra. La reine s’approcha jusqu’à un endroit nommé la Cubia, à une demi-lieue de Grenade, et resta un instant pensive en contemplant les tours vermeilles, la Torre de la Vela, les hauteurs de l’Albayzin et la fière Alcazaba.

C’est tout un poëme que ce long siége de Grenade : les chroniqueurs espagnols contemporains l’ont comparé au siége de Troie ; il faut dire aussi que peu de villes étaient entourées d’un prestige aussi grand : Pierre Martyr rapporte que les marchands génois, qui parcouraient le monde entier, considéraient Grenade comme la ville la mieux fortifiée qui existât.

C’est au mois d’avril de l’année 1491 que les rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, mirent le siége devant les derniers remparts du royaume moresque, bien décidés à ne pas se retirer avant de s’en être rendus maîtres : l’armée était forte de cinquante mille hommes, suivant les uns, de quatre-vingt mille, suivant d’autres ; des étrangers de différents pays en faisaient partie : une compagnie tout entière était composée de mercenaires suisses. Il s’y trouvait même quelques aventuriers français : l’un d’eux, dont le nom n’est pas connu, publia l’année même de la reddition de la ville un intéressant récit du siége, sous le titre de : « La très-célèbre, digne de mémoire, et victorieuse prise de la ville de Grenade. — Escript à Grenade le dixiesme jour de janvier de mil cccc xc ii. » — Ce curieux petit volume in-12, d’une grande rareté, a été imprimé à Paris en 1492.

Les Rois Catholiques, pour mieux manifester leur volonté de ne pas abandonner le siége de Grenade, avaient décidé qu’une ville serait élevée sur l’emplacement même du camp, à une lieue environ de Grenade : au bout de trois mois, la ville était bâtie, et recevait le nom de Santa-Fé.

L’érection de Santa-Fé produisit un effet extraordinaire à Grenade, et jeta beaucoup de découragement parmi les défenseurs ; cette dernière ville était toujours déchirée par des dissensions intérieures, et des symptômes d’insubordination commençaient à se manifester parmi la population ; en outre, la famine se faisait cruellement sentir, car le nombre des habitants s’était considérablement accru à la suite de l’émigration des Arabes chassés successivement par les Espagnols des différentes villes du royaume moresque.

La garnison de Grenade ne recevait ses vivres et ses renforts que de la contrée montagneuse des Alpujarras, la seule province qui ne fût pas encore soumise aux chrétiens ; le marquis de Villena y fut envoyé avec l’ordre de ravager ce pays, le grenier de la capitale ; il s’acquitta si bien de sa mission, qu’au bout de peu de temps quatre-vingts villes ou villages furent pillés et rasés. D’un autre côté, toutes les communications entre les Mores d’Afrique et ceux de Grenade avaient été interceptées, en sorte que ces derniers n’avaient plus de secours à espérer d’aucun côté.

Le roi de Grenade, voyant enfin que tout espoir de salut lui était enlevé, songea à faire des propositions de paix aux Espagnols, mais comme le peuple espérait toujours recevoir des renforts d’Afrique, il fut décidé qu’on les ferait dans le plus grand secret. Les premières conférences eurent donc lieu dans la nuit, au village de Churriana, à une lieue de la ville, et les termes de la capitulation ayant été discutés et établis, elle fut ratifiée par les deux parties le 25 novembre 1491.

Les principaux articles accordaient aux habitants de Grenade le libre exercice du culte mahométan et la pratique de leurs cérémonies religieuses : ils ne devaient être molestés en rien pour leurs usages nationaux, leur langage et leur costume ; — les propriétés devaient être respectées, et les Espagnols s’engageaient à fournir des