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titre de « Beneficiado de la Iglesia mayor de la real fortaleza de la Alhambra », ajoute que l’un est un personnage distingué et très-connu, et l’autre un militaire, homme de beaucoup de raison et de jugement, et qui mérite toute confiance.

Le premier rencontra une nuit l’un de ces deux terribles fantômes ; seulement il n’osait affirmer si c’était le Caballo Descabezado ou le Velludo ; il incline pourtant à croire que c’était le dernier, parce qu’il lui sembla couvert de laine ou de poil. Le monstre menait à sa suite un cortége de chevaux invincibles, dont la présence ne se manifestait que par le bruit de leurs pas. Aussitôt qu’il le vit s’approcher, il tira un sabre qu’il portait à la ceinture, et lui porta trois ou quatre coups de taille ; le fantôme, que la vue des armes effrayait sans doute, poursuivit son chemin, entraînant sur ses pas la ronde infernale. Ce fait, ajoute le narrateur, me fut raconté par le témoin lui-même sur l’emplacement où arriva l’aventure, et la manière dont il me la raconta m’assure qu’il ne mentait pas.

L’autre témoin est encore plus croyable, parce que non-seulement il vit le fantôme, mais il lui parla :

« Où vas-tu ? lui demanda le Caballo, qui, du reste, était un fantôme tout à fait raisonnable et plein de courtoisie.

— Je me dirige vers l’enceinte de l’Alhambra, où j’ai mon domicile.

— Et y vas-tu avec l’intention de chercher à découvrir quelque trésor ?

— Pas le moins du monde ; je rentre chez moi et ne me soucie pas des trésors.

— C’est bien, lui dit le Descabezado ; pourvu que tu me promettes de n’y pas toucher, tu peux t’en aller où bon te semblera. »

Après ces mots, cette canalla del otro mundo, comme l’appelle naïvement le P. Écheverria, disparut pour continuer sa promenade infernale.

C’est aux Mores, ajoute le P. Écheverria, qu’il faut attribuer tous ces sortiléges, car la magie leur était aussi familière que leur couscoussou.

Quittant le domaine du fantastique pour rentrer dans la réalité, dirigeons-nous vers l’Alcazaba, dont un soleil ardent colore les murailles rugueuses des tons les plus intenses. L’Alcazaba était la citadelle de l’Alhambra, et passe pour avoir été construite par Alhamar ; on y entrait autrefois par la torre del Homenage (la tour de l’Hommage), énorme et massive construction qui sert encore aujourd’hui de prison pour les condamnés militaires. À un des angles de cette tour, nous remarquâmes une pierre en forme de pilier, enlevée sans aucun doute par les Mores aux ruines de l’ancienne Illiberia, et sur laquelle nous lûmes une inscription qui nous apprit qu’elle appartenait à un monument élevé par P. Valerius Lucauns à sa très-douce épouse Cornelia : Corneliæ uxori indulgentissimæ. Une petite cour de l’Acazaba renferme un très-curieux monument de sculpture arabe qui doit remonter à une époque fort ancienne : c’est un grand bassin de marbre dont la forme rappelle à peu près celle des sarcophages romains, mais qui paraît avoir été destiné à recevoir l’eau d’une fontaine.

Sur une des faces sont sculptés quatre groupes affrontés représentant chacun un sujet répété : c’est un lion qui, saisissant par le cou un animal qui peut être une gazelle ou une antilope, s’apprête à le dévorer ; les Orientaux ont assez souvent, malgré la défense du Prophète, représenté des sujets analogues, tels qu’un faucon dévorant un lièvre ou une perdrix. Le bas-relief en question est d’un travail barbare et très-naïf, et rappelle assez comme faire la fontaine des Lions que nous verrons bientôt dans l’Alhambra.

À gauche de la tour del Homenage, s’élève celle de la Armeria, où se trouvait autrefois l’arsenal, comme son nom l’indique, et qui sert aujourd’hui de caserne. On nous a assuré qu’au commencement de ce siècle la tour de la Armeria renfermait encore des armes et armures très-curieuses provenant des anciens défenseurs de Grenade, et faisant sans doute partie de celles qui furent déposées à l’Alhambra lors de la reddition de la citadelle ; car un des articles de la capitulation stipulait que toutes les armes devaient être livrées entre les mains des vainqueurs. Or, ces glorieux trophées, précieux à plus d’un titre, furent vendus par le gouverneur don Luis Bucarelli, dont nous avons déjà parlé, pour subvenir à la dépense d’un combat de taureaux. Qui sait à quels vulgaires usages ils ont pu servir ! Peut-être auront-ils partagé le triste sort de l’espada valenciana de don Alonso de Céspedès, un des meilleurs capitaines de Charles-Quint : cette fameuse épée, qui pesait quatorze livres, était de la même fabrique que celle dont François Ier se servait à Pavie ; en 1809, elle tomba entre les mains d’un maçon qui, pour utiliser une lame d’une si bonne trempe, la cassa en plusieurs morceaux et en fit des truelles et autres instruments. Triste fin d’une épée qui avait été la terreur des ennemis de l’Espagne !

Pénétrons maintenant dans la fameuse torre de la Vela, ou de la Campana, la plus haute, avec la torre de Comarès, de toutes celles de l’Alhambra, et, comme toutes les tours moresques, massive et de forme carrée ; elle servait autrefois de vigie (vela), et son autre nom vient de la cloche de l’arrosage (Campana de los riegos), qu’on appelle encore el Reloj de los labradores, ou l’horloge des laboureurs, parce qu’elle sert à régler pour les laboureurs de la Vega les heures d’irrigations, au moyen des différentes combinaisons des campanadas qu’on frappe pendant la nuit. La torre de la Vela, qui passe pour avoir été construite sous le règne d’Alhamar, fait aujourd’hui partie des armes modernes de Grenade, parce que, dit un auteur local, le son de la cloche produisit, en 1843, un effet prodigieux sur les habitants de la ville, leur donnant un courage surnaturel pour repousser les troupes rebelles qui l’assiégeaient.

Après avoir franchi une petite porte basse, nous monterons un étroit escalier qui conduit à la plate-forme de la tour de la Vela, et nous serons éblouis par la plus splendide vue qu’il soit permis à l’homme de rêver : le golfe de Naples vu du haut du Vésuve, Constantinople